Introduction

« J’estime que le professionnalisme de Jules Beco n’est pas pour mon niveau actuel¹. ». Ce serait là le motif avancé par le rappeur Suspect 95 pour justifier sa séparation d’avec son ancien manager Jules Beco. Ces allégations relayées par la presse ivoirienne, à l’occasion de la sortie du premier album de l’artiste, ont enflammé la toile au mois de mai 2023. Réagissant à cette polémique, Jules Beco fera une publication tendancieuse sur son compte Facebook qui mettra le feu aux poudres : « De toute mon existence, je ne tendrai plus jamais la main à un artiste en herbe²… ». Je vous fais ici l’économie de la bataille de tranchées qui s’en est suivie, mettant en scène les deux protagonistes et leurs laudateurs respectifs.

Autre situation. Lors d’une réunion de professionnels de la danse du Burkina Faso à laquelle je prenais part il y a quelques années, j’ai été sidéré par les propos cinglants d’un chorégraphe sur la supposée inefficacité (et le « non-rôle » ?) des administrateurs culturels africains : « Qu’est-ce que les administrateurs culturels ont apporté à la danse ? » En réponse, je lui ai retourné la question en ces termes : « Qu’avez-vous fait, vous en tant qu’artistes, pour maintenir les administrateurs dans vos rangs et en attirer d’autres ? ». Le chapelet des griefs des uns à l’encontre des autres aurait pu s’étirer jusqu’à l’infini et l’on ne serait tout de même pas sorti de l’ornière. Effet, bien trop souvent, les rapports entre les acteurs du champ culturel sont abordés sous l’angle de la tension et des manquements : faible nombre d’administrateurs, de producteurs et de diffuseurs, manque de professionnalisme des administrateurs, ingratitude des artistes, etc.

Or, la réalité implacable à laquelle l’on ne peut se dérober est la faible structuration du secteur des arts de la scène, qui entraîne inéluctablement une mise en souffrance de certains maillons de la chaîne de valeur, dont les métiers administratifs. En m’appuyant sur ma trajectoire professionnelle personnelle, cette réflexion se propose de questionner en profondeur ce malaise afin d’en déceler les racines profondes. Il s’agit de démontrer comment l’extrême fragilité du statut d’administrateur culturel en Afrique contribue à fragiliser l’ensemble du secteur. Ce qui appelle à sortir des sentiers battus pour adopter une posture structurante portée vers l’avenir.

De l’amateurisme au professionnalisme ?

Mon parcours universitaire s’est soldé par l’obtention d’une Licence en Études anglophones et d’une Maîtrise en gestion et administration culturelles³. Ce cursus sera complété par d’autres formations continues, notamment un Diplôme d’université de l’Université Senghor d’Alexandrie en Égypte et un Diplôme européen en gestion de projets culturels, mis en œuvre par la Fondation Marcel Hicter. D’autres formations⁴ de ce genre existent sur le continent et ailleurs et sont prises d’assaut par tous ceux qui se destinent au métier d’administrateur culturel.

Malgré la persistance de l’amateurisme chez certains administrateurs culturels, qui ont appris les rouages du métier sur le tas⁵, cette montée en puissance des formations en administration culturelle donne des lueurs d’espoir quant à la professionnalisation des métiers administratifs.

Toutefois, le statut quo du faible nombre d’administrateurs culturels qualifiés me taraude l’esprit. Après un sondage rapide dans mon entourage, je me suis rendu à l’évidence que bon nombre des diplômés des parcours universitaires s’évanouissent dans la nature une fois le précieux sésame en poche. Alors la question à un million est de savoir pourquoi ceux-ci préfèrent s’orienter vers d’autres secteurs (plus lucratifs ? plus organisés ?) plutôt que de se lancer sur le marché des arts et de la culture, ce qui aurait permis d’équilibrer la balance entre l’offre et la demande ?

La faible structuration du secteur, le véritable nœud gordien

À y regarder de près, il me semble que la faible structuration du secteur culturel sous nos tropiques produit un effet corrosif voire répulsif qui tient à distance ou du moins déroute quiconque voudrait embrasser le métier d’administrateur culturel vers d’autres horizons plus lucratifs. Dépourvu d’un statut légal qui leur confèrerait une protection sociale (sécurité sociale, assurance maladie, assurance chômage, retraite…) et un minimum de droits (rémunération minimum, durée du travail…), la majorité des administrateurs culturels font face à une extrême précarité financière et à une reconnaissance sociale fébrile. Une situation délétère que la pandémie de covid-19 est venue exacerber, dans le sens où les mesures de relance du secteur prises par les différents gouvernements africains, sur recommandation de l’UNESCO⁶, ont de facto mis sur la touche cette catégorie d’acteurs.

En raison de cette précarité financière, les administrateurs culturels développent diverses stratégies pour survivre : reconversion dans d’autres métiers, pratique d’activités parallèles au champ culturel ou multi-activité, etc. Dans le champ musical, par exemple, il n’est pas rare de rencontrer un manager cumulant, par ailleurs, les fonctions de producteur, d’éditeur et de tourneur.

Il me semble que la nomenclature des stratégies de financement n’est guère étrangère à cet état de fait. Dans la pratique, très peu de partenaires sont enclins à financer les charges de fonctionnement où sont logés les postes administratifs ou, dans le meilleur des cas, consentent-ils à leur affecter une part insignifiante du budget global. Une préférence est accordée aux postes artistiques qui offrent plus de visibilité. Tout cela conduit à une désarticulation de l’écosystème culturel, marquée par une hyper-concentration des tâches au niveau de l’administrateur, parfois au-delà de son champ d’action habituel contre une rétribution financière inéquitable, et une propension des artistes à solliciter des services administratifs à titre gracieux. D’autres subterfuges consistent pour ces derniers à recourir à un appui bénévole ou volontaire auprès d’administrateurs occidentaux. Mais, ayons le courage de le dire, ces solutions s’apparentent davantage à de la débrouille qui ne peut en aucun cas garantir la pérennité du secteur. Peut-être, faudrait-il militer pour une reconfiguration des dispositifs d’intervention des bailleurs de fonds, par l’intégration des salaires administratifs dans la rubrique des charges directes liées à la création artistique ?

Il nous faut changer de paradigme

Somme toute, il nous faut résolument changer de paradigme, en procédant à un rééquilibrage du rapport de force entre les différentes entités qui composent la chaîne de valeurs. Qu’on se le dise, il est dans l’intérêt de tous les acteurs de la sphère culturelle de regarder au-delà de leurs chapelles respectives et de converger vers cet espace interstitiel où se joue notre communauté de destin. Autant il est impérieux d’encourager la mise en place du statut de l’artiste dans les différents pays africains, autant le statut de l’administrateur culturel doit cesser d’être un appendice de celui-ci pour être saisi comme une entité à part entière.

En outre, dans la dynamique actuelle de l’essor des industries culturelles et créatives, il est essentiel de redéfinir les contenus des formations en administration culturelle.

Le but est d’opérer une transition progressive de la logique sociale des interventions culturelles à l’œuvre dans l’espace francophone vers la logique entrepreneuriale. Ce mouvement permettra de mettre sur le marché davantage d’entrepreneurs culturels capables de proposer des services d’ingénierie culturelle de qualité et rentables. Des initiatives existent, à l’instar de la chaîne des IKAM, de l’incubateur PAPRICAI⁷ au Togo et du programme Afrique Créative⁸ d’Africalia, mais celles-ci sont encore trop peu nombreuses pour avoir un réel impact et créer un effet d’entraînement. Des spécialisations dans les parcours universitaires en production, diffusion, distribution, entrepreneuriat culturel et créatif ainsi qu’une meilleure corrélation entre les mondes universitaire et culturel s’avèrent ainsi nécessaires (immersion professionnelle, recherche, espaces de rencontre et de réflexion, etc.). Ce sont là, à mon sens, les leviers à actionner pour amorcer notre marche vers une véritable structuration des arts de la scène en Afrique.

Bibliographie

Michel Chialvo, « Réflexions sur la nouvelle danse africaine », Africultures, mis en ligne le 1er novembre 2001.

Ayoko Mensah, « Danse contemporaine en Afrique : état des lieux, état des vœux », Africultures, mis en ligne le 31 octobre 2000.

Issoufou Saré, Création et développement d’une entreprise dans la filière musicale au Burkina Faso : difficultés, enjeux et perspectives, Mémoire de Master en Développement de l’Université Senghor, avril 2011.

Isabelle Barbéris, Martial Poirson, L’Économie du spectacle vivant, PUF Que sais-je ?, 2ème édition mise à jour, 2016.

Claude Mollard, L’Ingénierie culturelle, PUF Que sais-je ?, 5ème édition mise à jour, 2016.

François Bouda, Note de synthèse et analyse des déclarations ministérielles et programmes de soutien relatifs à la culture dans les pays ACP pour la 5ème Réunion des ministres ACP de la Culture, Niamey, ACP-UE Culture, 2019.

T. Barthélemy Akouwandambou, « Amélioration du régime social et fiscal applicable à l’artiste professionnel au Burkina Faso : avancées, défis et plan d’actions suggéré », Cabinet Yonodev’, 2021.

Garry Neil, « La culture & les conditions de travail des artistes: mettre en oeuvre la Recommandation de 1980 relative à la condition de l’artiste », UNESCO, 2019.

Rosario Soraide, « Défendre les voix créatives: artistes en situation d’urgence, apprendre de la sécurité des journalistes », UNESCO, 2023.

UNESCO, « Re|penser les politiques en faveur de la créativité : la culture, un bien public mondial », 2022.

Notes

¹ Cf. Sylvanus V.K., « Rupture entre Suspect 95 et Jules Beco : le rappeur brise enfin le silence », yop.l-frii.com, 23 mai 2023.
Voir aussi cet autre article : Sandra Manuella Koffi, « Suspect 95 donne sa version des faits sur ‘l’affaire Jules Beco’ » Pulse.ci, 26 mai 2023.

² Morgan T-M, « ‘Je ne tendrai plus jamais la main à…’, Jules Beco fait une sortie fracassante », yop.l-frii.com, 23 mai 2023.

³ Au Burkina Faso, l’université Joseph Ki-Zerbo offre deux parcours dans le champ culturel, un Master de spécialisation en Arts et métiers de la création artistique (AMCA) au sein du Département de Lettres Modernes et la filière AGAC (Arts, Gestion et Administration Culturelles), qui depuis 2002 forme les étudiants en administration culturelle, arts dramatiques et arts visuels. D’autres programmes de ce genre existent à l’ENAM (École nationale d’administration et de magistrature) pour les agents du ministère en charge de la culture et à l’IAIC (Institut Africain des Industries Culturelles).

⁴ On retrouve également au Togo l’IRES-RDEC (Institut régional d’enseignement supérieur et de recherche en développement culturel), ex-CRAC (Centre régional d’action culturelle), au Mali l’IKAM (Institut Kôrè des Arts et Métiers) à Ségou avec ses tentacules au Burkina Faso, au Togo, au Congo et en Mauritanie, au Sénégal le Master en Gestion des Industries culturelles à l’université Gaston Berger, au Niger la filière Arts et Culture à l’université Abdou Moumouni, sans oublier les sessions de renforcement de capacités proposées dans le cadre du programme ACP-UE Culture, etc.

⁵ Dans le cadre du Kunde Music Export 2023 au Burkina Faso, Asalfo, le leader du groupe musical ivoirien Magic System, a rappelé le manque de professionnalisme à la fois des artistes et des managers et appelé à une meilleure structuration du secteur.

⁶ Unesco, La culture en crise: guide de politiques pour un secteur créatif résilient, 2020.

⁷ PAPRICAI (Plateforme pour l’Aide aux Projets et Initiatives de Création d’Activités Innovantes).

⁸ Voir le site internet du programme : https://afriquecreative.fr


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