Introduction
Au Cameroun et surtout dans les Grassfields, le roi d’un peuple est un être choisi, mis à part par les ancêtres pour présider aux destinées d’une communauté précise. Selon les régions et localités, il se nomme Fo, Mfon, Lamido, Sultan ou simplement chef. En général, le chef tire son autorité de sa légitimité. Il est le garant des traditions qu’il a la responsabilité de perpétuer. A cause de cela, le roi exerce une forte influence morale et spirituelle sur ses administrés. Force est de constater que cette influence se perd, aidée en cela par le pouvoir exécutif, sous l’effet de la « fonctionnarisation » des chefs traditionnels et ensuite, de la décentralisation. Le pouvoir de la chefferie traditionnelle s’arrête désormais là où commence celui de l’Etat.
Perçue comme que le meilleur moyen pour booster le développement local en donnant du pouvoir à la base, la décentralisation est un système de gouvernance qui ne prend pas pleinement en compte la place des chefs traditionnels. Pour avoir son mot à dire sur des projets qui concernent le territoire sur lequel il règne, le chef de village doit au moins faire partie du Conseil régional, où les chefs ont la part congrue face aux élus locaux. Sur les 90 places disponibles, seules 20 sont réservées aux gardiens de la tradition, selon la loi 2019/024 du 24 décembre 2019 portant Code général des Collectivités Territoriales Décentralisées (CTD).
Pour Sa Majesté le Pr Guy Tsala Ndzomo, chef supérieur de 1er degré du groupement Endingding dans la Lékié et Président du Conseil des Chefs Traditionnels du Cameroun, « la dernière unité c’est le territoire de la chefferie. Il est donc normal que les chefs soient présents dans les conseils régionaux. Cependant, le nombre des chefs ne me paraît être proportionnel à leur poids réel, il devrait être augmenté pour que leur action soit visible. Enfin, l’organisation des élections dans le collège des chefs traditionnels porte des germes d’affaiblissement de cette institution si l’on n’y prend garde. L’apport de la chefferie traditionnelle dans ce processus est nécessaire et mérite d’être pris en compte à bonne hauteur pour être audible. Il faudrait aussi mettre en place la chambre des chefs traditionnels dans tous les conseils régionaux à l’instar de ce qui a été fait dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest », les deux régions anglophones sous le régime juridique du Common Law.
Chef traditionnel, symbole d’unité ou de division ?
Dans un article intitulé « Elections régionales : que pèsent vraiment les chefs traditionnels », Georges Dougueli du journal Jeune Afrique démontre que les gardiens de la tradition n’ont pas réellement leur mot à dire. Ils sont pour la plupart instrumentalisés par les autorités politiques car, pour être élus, les chefs doivent appartenir à un parti politique. Ils perdent donc de fait la neutralité qui faisait d’eux les garants de l’unité au sein de leur communauté. Leur responsabilité de garantir le bien être de leur communauté a été quelque peu supplantée par la discipline du parti. Interrogé par Jeune Afrique, Soukoudjou Jean Rameau, 70 ans de règne sur le trône Bamendjou, l’un des rares monarques du Cameroun encore apolitiques, n’a pas hésité à traiter de « traîtres » ses pairs qui ont, selon lui, dévoyé la fonction de chef traditionnel. Il a qualifié d’« hérésie » et de « scandaleux mélange de genres » le fait que bon nombre d’entre eux se soient même portés candidat lors des élections des conseillers régionaux en décembre 2020. Selon lui, les chefs traditionnels se sont laissés piéger par le pouvoir car en se lançant en politique, ils ont perdu leur crédibilité. Plus grave encore, cette participation active des chefs traditionnels en politique a « nourri la compétition politique à la base et les a mis en désaccord avec une frange de la population » devant qui ils ont perdu la face.
Cette situation a été vécue à Baham dans la région de l’Ouest lors des élections présidentielles de 2018. Alors que la grande majorité de sa population soutenait Maurice Kamto, fils de la localité et principal challenger du président Paul Biya, le chef Max Pokam, par ailleurs Sénateur et membre du Rassemblement Démocratique du Peuple Cameroun (RDPC), le parti au pouvoir, travaillait à barrer la voie à son « fils », allant même jusqu’à interdire la tenue d’un meeting du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun dans sa localité. Ce qui a profondément divisé le peuple Baham. Toujours à titre d’exemple, le royaume Bamoun est l’un des plus divisés politiquement, de graves crises opposent régulièrement les militants du parti au pouvoir dont le Sultan est un maillon fort, à ceux de l’Union Démocratique du Cameroun dirigée successivement par deux membres de la famille royale, Adamou Ndam Njoya de regretté mémoire et son épouse, Tomaino Ndam Njoya. Les périodes électorales sont souvent ponctuées d’affrontements entre les deux camps. En février 2020, lors du double scrutin électoral et législatif, ces affrontements ont causé trois morts et plusieurs blessés.
La Brigade Anti Sardinards (BAS), un mouvement contestataire de la diaspora camerounaise créé en 2018, dénonce l’engagement politique des chefs traditionnels censés être le symbole de l’unité d’un peuple. Ils ont, par le passé, appelé au boycott des séjours européens de plusieurs chefs engagés au sein du parti au pouvoir. Pour le Président du Conseil des Chefs Traditionnels du Cameroun, Sa Majesté Guy Tsala Ndzomo lui-même militant du RDPC, l’engagement d’un chef traditionnel en politique ne devrait pas poser de problème : « Le chef est un citoyen d’abord, bien que son rôle soit d’être au service de ses populations sans exclusive ni discrimination. Son engagement politique ne devrait pas affecter ce rôle qui est le sien. On n’est pas moins chef du fait de son opinion politique. Même sans adhérer à un parti politique, on a une opinion politique ».
A l’origine, la colonisation
Pour bien comprendre la perte d’influence des chefs traditionnels, il faut remonter à la période coloniale. A l’époque, les chefs indigènes sont alors si puissants que c’est avec eux que les Allemands doivent composer pour pouvoir prendre le contrôle du territoire. « Pour la majorité des chefs traditionnels “indigènes”, le sentiment de collaborer aux côtés de l’homme blanc ou pour le Blanc était un privilège », écrit Georges Etoa Oyono dans l’article¹ « Splendeurs et problèmes des chefs traditionnels des territoires du centre-sud au lendemain de la Grande Guerre » publié en 2018 dans la Revue internationale des Francophonies.
De protecteur, le chef, pour satisfaire des ambitions égoïstes, devient vite un bourreau pour ses populations. En plus de les soumettre au travail forcé, il les pille. Durant la période coloniale, le colon s’est évertué à détruire la légitimité de la chefferie traditionnelle, et surtout le symbole du chef tout puissant auquel il faut obéir sous peine de malédiction. Le chef d’une communauté n’est plus forcément le fils du roi, désigné par le monarque lui-même de son vivant avec l’onction des ancêtres et ayant subi toutes sortes de rites, mais toute personne jouissant d’une bonne audience et à même de faire appliquer les consignes de ses maîtres.
La perte de légitimité culturelle
On verra alors le règne de plusieurs chefs dénués de tout fondement culturel, sans aucun pouvoir mystique et sacré, ce qui va considérablement affaiblir la chefferie traditionnelle. Ils seront donc nombreux à n’accorder aucune légitimité au nouveau roi étranger à la lignée royale. Pour certains historiens, les tensions au sein de la population servaient fortement les intérêts des colons qui appliquaient la théorie de « diviser pour mieux régner ». En effet, l’administration qui établit le roi a désormais également le pouvoir de le destituer comme le réitère la loi portant organisation des chefferies traditionnelles de juillet 1977, soit 17 ans après l’indépendance du Cameroun en 1960.
Le chapitre 2 alinéa 8 de cette loi stipule que les chefs traditionnels sont, en principe, choisis au sein des familles appelées à exercer coutumièrement le commandement traditionnel. L’article 15 ajoute que les chefs de 1er degré sont désignés par le Premier ministre, ceux du 2ème degré par le Ministre de l’Administration territoriale et ceux du 3ème degré par le préfet. De la même façon, l’article 30 précise que la « destitution des chefs traditionnels du 3ème degré est prononcée par le ministère de l’administration territoriale, celle des chefs de 2ème ou 1er degré le sont par le Premier ministre ». De plus, le chef traditionnel n’a de légalité que si sa désignation est entérinée par le pouvoir administratif central.
En juin 2019, Paul Atanga Nji, actuel Ministre de l’administration territoriale, a destitué Sa Majesté Paul Marie Biloa Effa, chef coutumier de la région du Centre, conseiller spécial de Maurice Kamto, principal opposant au parti au pouvoir pour « instigation et incitation à l’insurrection, insubordination et participation à une manifestation interdite ». Un an après, il a ouvert sa succession par appel à candidatures à destination des membres des familles coutumières originaires de cette localité, qui seraient intéressées par le poste de chef traditionnel de 3ème degré.
Déjà depuis 2013, la fonction de chef traditionnel a été « fonctionnarisée », en tant qu’auxiliaire de l’administration. Un décret du Président de la République signé le 13 septembre 2013 fixe les montants des allocations mensuelles accordées aux Chefs traditionnels : 200.000 Fcfa pour les chefs de 1er degré, 100.000 Fcfa pour les chefs de 2ème degré et 50.000 Fcfa pour les chefs de 3ème degré. Le chef Sokoudjou qui soutient qu’« on ne devient pas chef mais on naît chef », est l’un des rares monarques à avoir refusé de toucher cette allocation.
La fonctionnarisation des chefs coutumiers à l’ère de la décentralisation n’est pas le propre du Cameroun. Plusieurs pays d’Afrique comme la République démocratique du Congo, la Côte d’Ivoire et le Gabon vivent la même situation. Les chefs traditionnels sont aujourd’hui à la reconquête d’un pouvoir perdu, pour redevenir véritablement des guides spirituels pour leurs peuples. Mais cela passe aussi par la neutralité politique. Y parviendront-ils ? Rien n’est moins sûr.
Notes
¹ Splendeurs et problèmes des chefs traditionnels des territoires du centre-sud au lendemain de la Grande Guerre, 2018, Revue internationale des Francophonies, Georges Etoa Oyono