Introduction
Il semblerait contradictoire de parler des intelligences artificielles dans le secteur culturel et des industries créatives sans les expérimenter, ou du moins sans avoir exploité leurs potentialités. Or, sans trop d’appréhension mais néanmoins avec quelques hésitations, on saisit l’occasion de l’écriture de cette chronique pour un brainstorming virtuel avec l’outil le plus à la page parmi les machines issues du développement du langage de l’IA : ChatGTP. Quelques secondes pour s’identifier (bien que ChatGTP possède davantage nos informations d’identification) et, gourmande en informations, on démarre notre session d’échange avec cet obscur interlocuteur. Armée des notions en journalisme, des modèles de référencement, de l’expérience dans l’optimisation des moteurs de recherche, on lui pose la question sur des nouveaux « skills » (on emploiera ici le mot « skills », terme anglais signifiant « compétences » et qui est d’usage dans le vocabulaire technocratique européen) qui marquent le début de l’année européenne 2023. Le brainstorming s’annonce bref et non concluant, et la réponse de ChatGTP presque attendrissante, digne d’un élève réprimandé pour son indolence : “En ce qui concerne les nouveaux skills de l’Union européenne, je n’ai pas accès à des informations en temps réel puisque ma base de connaissances a été mise à jour pour la dernière fois en septembre 2021. Pour obtenir les informations les plus récentes sur les nouvelles compétences de l’Union européenne, je vous recommande de consulter les sites officiels de l’UE, tels que le site web de la Commission européenne ou le portail officiel de l’UE”². Pas grand chose, en effet, pour en tirer un article : ChatGTP est encore un nourrisson à ce sujet. Mais, en élargissant la recherche, le logiciel aurait pu constater que, déjà en Mai 2020, un rapport de Baptiste Caramiaux avait été publié, et portait le titre, sans équivoque : The Use of Artificial Intelligence in the Cultural and Creative Sectors³.
D’ELECTRO à ChatGTP
Il y aurait suffisamment de fondement pour corroborer les hypothèses rassurantes d’Isaac Asimov et de sa théorie des trois lois⁴ de la robotique. La menace effrayante de la machine sur la précaire condition humaine, mélangée au sentiment d’une fascinante terreur, faisait déjà débat au milieu des années Trente : il suffit d’évoquer ELECTRO, la mascotte de l’exposition universelle New Yorkaise du 1939, doté d’extraordinaires capacités, pour en avoir un premier aperçu⁵. ChatGTP, ainsi que les autres modèles plus raffinés de l’IA, apparaissent comme l’évolution cérébrale et intellectuelle, mais pas (encore) très sophistiquée, d’un ultimatum technologique qui présage d’une catastrophe sociétale, notamment dans le monde du travail.
En effet, l’année européenne 2023 est consacrée aux new skills, aux nouvelles compétences pour les larges et multiples secteurs des industries créatives⁶. D’après l’annonce de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, les enjeux et les défis sous-jacents sont nombreux et contradictoires : il ne s’agit pas seulement de capitaliser les énergies sur la transition digitale en respectant la transition verte, mais de concert combler l’énorme écart technologique qui règne parmi de nombreuses strates sociétales. L’augmentation de la fourchette discriminatoire causée par la fracture numérique⁷, plus que l’intimidation des IA, est la véritable préoccupation qui risque manifestement de mettre en péril certaines aptitudes professionnelles, ainsi que la vulnérabilité du public et de sa conscience numérique vis-à-vis des évolutions digitales. L’UE débute l’année des nouvelles compétences avec une série de programmes variés dans le but de réduire, sur le moyen terme, cette divergence et augmenter les possibilités de formations spécialisées et développées, “afin de ne laisser personne de côté”, en pleine liberté, et en promouvant le partage d’informations⁸.
L’IA et le secteur culturel
A l’heure où la révolution technologique est vécue avec angoisse et dangereusement médiatisée, toutes les théories semblent légitimes, les pourcentages justifiables, quoique contradictoires. D’une part, certains économistes et sociologues mettent en garde quant à la disparition d’un nombre impressionnant de postes de travail dans tout domaine confondu, et d’un remplacement irréversible de la machine sur la capacité humaine, sujette presque à l’extinction. D’autre part, des positions plus mitigées émergent parmi les scientifiques, qui redimensionnent l’apport néfaste de l’IA⁹, et valorisent la capacité humaine et son rôle encore décisif dans le processus créatif.
Il est indéniable que la machine avide de l’IA phagocyte toute information ; “elle s’appuie sur des données qui capturent les expressions socioculturelles représentées par la musique, les vidéos, les images, les textes et les interactions sociales, puis fait des prédictions sur la base de ces données profondément non neutres, et spécifiques au contexte”¹⁰. La soi-disant impartialité de la machine, qui génère des informations sur la base des données traitées, peut ébranler, entre autres, la question épineuse des droits d’auteur. Les plateformes musicales se servent aujourd’hui de l’IA pour combattre de l’intérieur les avaries créées par l’IA elle-même, et pouvoir ainsi détecter les plagiat numériques¹¹.
ECIS 23
Toutefois, il est aussi incontestable que, quand on aborde le contenu numérique ou généré par l’IA, même sur impulsion humaine, on parle d’artefact, mais jamais de création¹², qui reste propre à la dimension de l’individu et de sa conscience inventive. Un échantillon, bien plus précieux de la conversation stérile avec ChatGTP, a été également fourni lors des journées ECIS 23, organisées par l’ECBN¹³.
Depuis le début de l’année, en concomitance avec la présidence suédoise du Conseil européen¹⁴, les occasions de rencontres, d’échanges, de débats autour des nouveaux skills dans le secteur culturel et des industries créatives, se sont multipliées¹⁵. Dernière en date, la conférence ECIS 23 (European Creative Industries Summit), se portait entièrement sur les exigences et compétences requises par et pour le secteur culturel. Une rencontre cruciale, parmi tant d’événements, pour aborder et finaliser la requalification des talents et des professionnels du domaine face aux défis technologiques. La première partie de l’assemblée, tenue le 15 Février 2023 à Umeå, a été suivie par l’événement final du 23 et 24 mai 2023 à Helsingborg, dans la région de Skåne, dans l’extrême partie méridionale de la Suède. Un dialogue intense et fructueux entre les différents opérateurs culturels (de l’industrie de la mode, au design, du jeux vidéo, au spectacle vivant) qui s’interrogent sur les multiformes et compétences transversales dont les secteurs auraient besoin pour rester actifs et performants, et pour rester informés sur le plus grand projet de l’UE consacré, jusqu’à présent, au secteur des industries culturelles. L’Année européenne des compétences a donc été très bien accueillie, puisqu’elle a permis aux intervenants, globaux et locaux, de se concentrer sur les besoins sectoriels, notamment par le biais des activités des partenaires sociaux. Tout en reconnaissant les progrès inévitables et la potentialité de la technologie dans les industries créatives, quelques grandes interrogations se posent : à quoi, par exemple, devraient ressembler, et comment les organismes politiques devraient soutenir, ces secteurs et en assurer la stabilité ? La pénurie, mais avant tout l’écart des compétences, pourrait être comblée, si on fait référence à l’industrie du jeu vidéo suédoise, par la promotion des écoles des formation spécialisées et l’accueil des professionnels provenant des quatre coins du monde. Mais la bureaucratie, à toute échelle, est engourdie, et semble paralyser l’avancement d’un secteur étonnamment rentable.
Dans le domaine des arts vivants et performance, les audiences, bien que imprédictibles et précarisées, restent encore fidèles. Il serait donc indispensable d’investir dans de nouvelles compétences pour comprendre les comportements et attirer de nouveaux publics. Pour cela, le partage des compétences numériques pourrait secourir le secteur ; de nouvelles opportunités, que les investisseurs n’ont pas encore pleinement saisies, existent. Les comprendre et capitaliser sur ces occasions est le véritable challenge¹⁶.
A la menace qui incombe sur la possible perte de postes de travail, remplacés par la machine, le secteur entier se resserre pour donner une impulsion aux “vétustes” fonctions et entreprendre le chemin de la requalification des métiers, dans un climat de partage international des connaissances, de multiplication des expériences croisées et collaborations entre les pays, et afin d’accroître les occasions de rencontres humaines inspirantes.
La réponse au défi de l’IA semble univoque pour le secteur culturel et des industries créatives: “embrasser la friction” inévitable entre machine et culture¹⁷, mais ne jamais oublier l’excellence humaine, primordiale par rapport aux dispositifs digitaux. Matias del Campo (University of Michigan) et Sandra Manninger (New York Institute of Technology), intervenants de pointe et créateurs du projet SPAN, démontrent les formidables performances de l’IA, mais ils arrivent à en discerner les faiblesses si les compétences et la créativité humaines ne sont pas développées ou présentes: la machine tourne en rond, ou, dans le cas le plus parlant de ChatGTP, il reconnaît son in-culture.
Notes
1 Dorénavant abrégé en IA.
2 Conversation entre l’auteur et ChatGTP en date du 5 juin 2023.
3 Baptiste Caramiaux, The Use of Artificial Intelligence in the Cultural and Creative Sectors, Policy Department for Structural and Cohesion Policies, May 2020, https://hal.science/hal-02960567/document
4 Voir ces intéressantes considérations, concises et efficaces de Frédéric Lanouette, Asimov et l’acceptabilité des robots, dirigé par Jean-Pierre Béland et Georges A. Legault. in University of Toronto Quarterly 90, n. 3, 2021, pp. 636-637, consulté en ligne en juin 2023.
5 ELECTRO, le robot aux capacités extraordinaires, y compris celle de fumer, avait été une des attractions de l’Exposition Universelle de New York en 1939, consacrée à l’aube d’un nouveau jour (“Dawn of a New Day”); https://www.youtube.com/watch?time_continue=6&v=AuyTRbj8QSA&embeds_referring_euri=https%3A%2F%2Fwww.google.com%2F&source_ve_path=MzY4NDIsMjg2NjY&feature=emb_logo
6 Page internet de l’Union Européenne consacrée aux new skills: https://year-of-skills.europa.eu/index_fr
7 Voir le dernier résumé de la Fondation Roi Baudoin, 2023, https://kbs-frb.be/fr/une-boite-outils-hyper-didactique-au-profit-des-aidants-numeriques?utm_source=&utm_medium=e-mail&utm_campaign=20230601_story_Boxnumerique_FR ; ainsi que la dernière contribution de Salomé Fréminéur, La littératie à l’heure des machines d’écriture numériques in Culture et Démocratie, journal 46, 2023: https://www.cultureetdemocratie.be/articles/la-litteratie-a-lheure-des-machines-decriture-numeriques%E2%80%AF-question-de-democratie/
8 Communiqué de presse du Parlement Européen du 16 Mars 2021, https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20210311IPR99709/les-technologies-de-l-ia-doivent-proteger-la-diversite-culturelle
9 L’IA ne condamne pas le monde à la dystopie, in Courrier International, 5 Juin 2023 (traduit depuis l’original anglais The New European, 1-7 June 2023) https://www.courrierinternational.com/une/une-du-jour-l-ia-ne-condamne-pas-le-monde-a-la-dystopie ; A.B.H., Intelligence artificielle. Les apprentis sorciers, in La Croix, 14 Juin 2023, p. 23.
10 Baptiste Caramiaux, op.cit, p. 2
11 Deezer lance un outil pour détecter les contenus générés par l’intelligence artificielle, in Le Parisien avec AFP, 6 Juin 2023, https://www.leparisien.fr/high-tech/deezer-lance-un-outil-pour-detecter-les-contenus-generes-par-lintelligence-artificielle-06-06-2023-PTE55PONUBCELLOHPH7NHFZMMQ.php
12 On fait référence à l’épisode radiophonique de France Culture Objet Philosophique, Travailler, consommer, tout va-t-il changer?, du 16 Mai 2023, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/travailler-consommer-tout-va-t-il-changer-1050206. La discussion fait également référence au numéro 57 hors série, Printemps 2023 de Philosophie Magazine: IA. Le mythe du XXI siècle, https://www.philomag.com/archives/hors-serie-ndeg57
13 ECBN (European Creative Network), pendant les journées en question, est devenu officiellement Creative FED (ou European Federation for Creative Economy-EFCE), dans le but précis d’augmenter le pouvoir d’intermédiation auprès des institutions, et élargir le réseau des partenariats. La conférence ECIS 23 a également vu la collaboration de RISE, Research Institutes of Sweden.
14 Du 1er janvier au 30 juin 2023, la Suède prend la présidence du Conseil de l’Union européenne, 15 ans après la signature du traité de Lisbonne. La présidence du Conseil de l’Union européenne est assurée à tour de rôle par les États membres de l’Union européenne pour une période de six mois.
15 On pourrait énumérer la conférence des membres de PEARLE Live Performance Europe à Oslo, le 11 et 12 Mai 2023 https://mailchi.mp/d1c86938ac6d/press-release-shortages-of-skills-in-live-performance-15607501?e=e4ab4cfd62 ; ainsi que la conférence parisienne du 25 et 25 Mai 2023 organisée par l’UNESCO, Multistakeholder Dialogue on Culture and Arts Education, https://www.unesco.org/en/culture-education/programme?
16 Considérations lors de la conférence PEARLE-Live Performance Europe à Oslo, 11-12 Mai 2023.
17 France Culture: Objet Philosophique, Travailler, consommer, tout va-t-il changer?, cit. en note 12.