Le printemps s’achève à Bruxelles et, avec lui, le KunstenFestivalDesArts², qui a récemment fermé les portes de ses événements pluriels. La clôture de la vingt-huitième édition du KFDA marque un succès de trois semaines (du 11 mai au 3 juin 2023) qui ont affiché complet pour tous les spectacles, les événements, les ateliers proposés. Avec la présence de 51 artistes de 28 pays différents, dont 28 femmes, et 28 000 billets réservés au total – heureuse coïncidence numérique – le festival a dévoilé la puissance polyphonique, de plus en plus multiculturelle, de plus en plus multilingue, de plus en plus nomade, du langage artistique.
Le KFDA a, depuis sa toute première parution en 1999, toujours porté un regard critique et actuel sur une société en constante évolution ; voire, il a permis que les changements et les défis sociétaux puissent entrer de plein droit dans la réflexion sur le dispositif culturel et artistique. Une exploration profonde des nouvelles méthodologies sur l’observation du monde actuel et des nouveaux liens affectifs, sexuels, transgénérationnels, héréditaires, architecturaux, et politiques qui affectent les relations humaines et leur rapport avec l’environnement extérieur. Nous connaissons, désormais par tradition séculaire, les valeurs d’inclusion et de développement de la civilisation à travers la culture.
Exaltées par la recherche et par la littérature scientifique, ces valeurs intègrent les orientations stratégiques de tout projet politique, au niveau global et local³. Or, comment les artistes traduisent concrètement les caractéristiques normatives de l’inclusion ? Il semble déjà important de clarifier les intentions étymologiques liées à la terminologie spécifique : l’inclusion est rattachée plus intimement “à la représentativité, en réservant une place et du pouvoir d’action aux personnes marginalisées plutôt que de les utiliser pour redorer une image et donner une impression d’ouverture d’esprit”⁴. Ce positionnement sémantique diverge légèrement du mot intégration, qui se comprend, sur le plan culturel, comme adhésion “aux règles de fonctionnement et aux valeurs de la société dite d’accueil. L’exigence d’intégration se rapproche alors, en plus souple, de l’injonction à l’assimilation, qui elle, réclame de surcroit l’effacement de toute spécificité culturelle”⁵.
Les expériences artistiques déroulées lors du KFDA – tient à préciser un des directeurs artistiques, Dries Douibi⁶ – sont de l’ordre de l’inclusion, et sont inspirées des transformations contradictoires de la ville et de la société. Bruxelles demeure, pour sa fluidité, un exemple incontournable, où le rattachement à un patrimoine commun est un concept purement arbitraire. Dans la capitale belge, qui connaît une concentration extraordinaire de réalités communautaires, linguistiques et culturelles diverses, l’inclusion passe à travers le canal privilégié de l’émotion provoquée par la création artistique, et par un vécu partagé.
Chacun dans sa langue, dont Bruxelles est incroyablement représentative, et avec de nombreux ateliers liés à l’apprentissage, les artistes invités se passent le flambeau, dans un long marathon à la recherche de l’inclusivité, pour une exploration ardue, mais passionnante, du spectre contradictoire de l’humanité.
Par exemple, la réflexion sur l’identité et l’expérience linguistiques est matérialisée, lors du KFDA, dans un projet polysémique conçu par l’artiste Tania Bruguera. The School of Integration/Lexicon⁷, véritable école créée dans le quartier général du KFDA, Les Brigittines, renverse le postulat d’apprentissage des langues officielles qui encourage le processus d’intégration⁸. Cependant, dans le but de donner corps à la réflexion sur l’inclusion, Bruguera, cubaine et états-unienne, bouleverse le procédé institutionnel pour valoriser la richesse du multilinguisme paritaire, où chaque langue ou dialecte trouve un espace privilégié d’expression dans l’enseignement. Du lingala (d’origine congolaise), au mandarin, de l’arabe au polari (argot anglais historiquement parlé par les minorités), l’immersion dans l’espace linguistique “autrui” favorise la compréhension identitaire et la tolérance réciproque.
Mais également, la langue est un instrument identitaire et politique terriblement puissant⁹, évocateur de la macro et de la micro-histoire. Il en est ainsi de l’exemple de l’artiste belge Sarah Vanhee, qui dans Mémé interroge l’esprit des ancêtres en évoquant leur langue oubliée ; dans ce cas spécifique, le Flamand occidental, brillant idiome récemment reconnu langue régionale¹⁰.
Entre désir d’inclusion et inquiétude d’intégration, l’artiste expatrié Ahilan Rathamohan s’interroge sur le caractère insaisissable de la “belgitude” ; une lutte éternelle, tant excitante que frustrante. Comment devient-on belge vraiment sans l’être par droit de naissance ? Est-ce que la connaissance des langues officielles, celles de l’intégration, est la promesse infaillible d’un véritable fusionnement avec et dans la société ? Est-ce que la connaissance de plusieurs langues peut accélérer le processus de perte progressive de sa propre identité ou celui d’assimilation des identités d’autrui¹¹ ?
Ou encore, l’expédient philologique peut évoquer les difficultés obstructives des protagonistes de la diaspora, comme le démontre l’installation poétique Only sounds that tremble through us des artistes Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme. À nouveau, le langage de l’inclusion passe à travers le milieu des communautés palestinienne et syrienne mises au silence, dépourvues de toute liberté d’expression.
Par ailleurs, depuis la pandémie, le public a expérimenté les limitations physiques et corporelles imposées par les normes sanitaires. Obligés de limiter les contacts et la contamination mutuelle, les organisateurs des événements culturels avaient temporairement restreint la jauge et imposé une place assise pour assister aux concerts et aux festivals. Quid, donc, de ceux qui se voient subir ces limitations à perpétuité ? C’est dans l’ambiance pailletée et étincelante du théâtre KVS BOX que l’artiste écossaise Claire Cunningham, porteuse d’un handicap, met en scène Thank You Very Much. Un hommage nostalgique aux sosies et aux doubles célèbres, dont les règles de l’accessibilité sont complètement subverties : les lumières sont tamisées, mais pas complètement éteintes, et le public peut se déplacer, parler, monter sur scène dans une performance définie relax et qui ouvre la voie à ce genre d’expérimentation.
Dans le palpable silence phonétique des sourds et malentendants, le KFDA a contemplé aussi la traduction dans la Langue des signes de la performance de Cunningham, ainsi que celle de Léa Drouet, J’ai une épée. Les lieux et les arts “anormaux” s’élèvent au rang plus sublime de l’inclusion, de l’idée ultime de pouvoir se sentir comme chez soi.
La langue est aussi, par définition, une convention psychologique et gouvernementale, souvent utilisée comme instrument de propagande¹² ; et c’est dans cette occasion particulière qu’elle peut révéler toutes ses limites normatives et délimiter les frontières du transcendant. De récents drames liés à l’avortement en Pologne, aux conditions inhumaines des travailleurs de toute époque et provenance, en passant par la guerre et la migration forcée, la langue est parfois un insoutenable bagage discriminatoire. She was a friend of someone else, performance de l’artiste polonaise Gosia Wdowik, démontre que la langue peut être une barrière, un instrument de peur, d’intimidation, ainsi qu’un frein au récit ; dans son idée primordiale, l’autrice aurait voulu mettre en scène la narration verbale des femmes polonaises qui ont avorté, pratique encore illégale dans le pays en question. Un acte collectif, politique, malheureusement avorté, lui aussi ; puisque la confession à travers la langue, le rendu public, peut déterminer une souffrance intolérable, au-delà des possibles rétorsions.
Les mêmes rétorsions que l’artiste russe Victoria Lomasko a subi dans sa mère-patrie. Tout en utilisant la même langue que celle de Poutine, son discours se transforme en lutte et contrepoint au récit officiel de l’autorité au pouvoir. La parole dans sa performance FiveSteps, rigoureusement en russe, retrace le cycle de vie d’une femme militante, et de son destin universellement tragique et à la fois familier.
Ce n’est pas par hasard qu’on connote la langue étant maternelle (en français), mother tongue (en anglais), moedertaal (en flamand), et qu’on parle de mère-patrie (mais de vaderland, toujours en flamand): c’est la première langue qu’un enfant apprend, et la dernière qu’il oublie.
C’est ainsi que le KFDA renouvelle le pacte tacite de confiance entre les artistes, les publics et l’espace, dans un esprit de résonance communautaire touchante et fascinante. Son apport constant en faveur de l’engagement social, et dans l’évolution vers une intelligence collective, témoigne de la puissance esthétique de cette nouvelle édition, où les conventions symboliques du langage verbal et non verbal surmontent et brisent toute barrière physique, architecturale, linguistique, philosophique, artistique.
Puisque, pour reprendre là où tout a commencé, ou du moins ce reportage, “learning from the existing landscape is a way of being revolutionary. Not the obvious way, […] but another, more tolerant way; that is, to question how we look at things”¹³.
Notes
1 Le titre est une citation de l’ouvrage capital de l’architecte Robert Venturi, Denise Scott Brown, Steven Izenour Learning from Las Vegas, The Mit Press, Cambridge, 1977 (I 1972).
2 Dorénavant abrégé en KFDA.
3 Il suffit de remonter en 2005 pour voir paraître l’étude européenne Le rôle de la culture dans la prévention et la réduction de la pauvreté et de l’exclusion sociale : https://ec.europa.eu/employment_social/social_inclusion/docs/studyculture_leaflet_fr.pdf
4 Définition tirée de AA.VV, Les mots du contre-pouvoir, Academia, Louvain, 2022, p. 66.
5 Idem, p. 66.
6 En conversation avec l’auteur, 25 Avril 2023.
7 Voir aussi l’ouvrage de l’écrivaine libanaise Mirene Arsanios, Notes on Mother Tongue, Ugly Duckling Presse, England, 2020.
8 Michael Byram, Langues de scolarisation: vers un Cadre pour l’Europe, Conférence intergouvernementale, Strasbourg, 16-18 octobre 2006, https://rm.coe.int/16805c73d6
9 Henri Boyer, Langue et identité. Sur le nationalisme linguistique, Lambert-Lucas, Limoges, 2008. http://www.lambertlucas.com/wp-content/uploads/2023/06/LANGUE_ET_IDENTITE.pdf
10 Depuis décembre 2021, le Flamand Occidental est inclus parmi les langues régionales, d’après le Bulletin Officiel de l’Education Nationale, n. 47, du 16 Décembre 2021, https://www.anvt.org/fr/documents-mainmenu-5/documents-languesregionales-1/551-circulaire-relative-a-lenseignement-des-langues-et-culturesregionales-decembre-2021/file
11 Inspirant l’ouvrage de Kaoutar Harchi, Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve, Pauvert, Paris, 2016.
12 Jacques Rancourt, La traversée des langues. Essai sur le fonctionnement des langues à travers le monde, Armand Colin, Malakoff, 2023; ou encore, Marc Crépon, L’héritage des langues, Fayard, Paris, 2022.
13 Learning from Las Vegas, op.cit., p. 3. Il pourrait se traduire en: “apprendre du paysage existant est une façon d’être révolutionnaire. Pas de manière évidente, […] mais d’une autre manière, plus tolérante, qui consiste à remettre en question notre façon de voir les choses”.