Cet article est un aperçu d’une recherche visant à mettre en valeur les diverses typologies et structures de l’économie supposée alternative, avec une attention particulière portée au secteur des arts vivants¹. Les formes imprévues que le Pay What You Can² peut engendrer dans les organisations du secteur marchand et non-marchand, ainsi que la vitesse de son expansion planétaire, de son application, et de son abandon font de cette contribution un outil en évolution permanente. De concert, la réflexion sur ce modèle en devenir transforme et adapte les pratiques et les enjeux, où on assiste au basculement presque osmotique du secteur marchand au non-marchand et vice-versa. Les enjeux managériaux, considérés aux antipodes des principes fondateurs de l’entreprise sociale et culturelle, se sont pleinement insinués dans la démarche englobante de ces organisations, déterminant des multiples défis et une polysémie hybride. Face aux défis économiques et sociétaux globaux, le PWYC adopte une approche systémique qui contemple les objectifs à moyen et long termes élaborés par l’UNESCO³.
Né dans les pays anglophones, le modèle du PWYC, connu à l’origine sous la formule du Pay What You Want, connaît un déploiement relativement récent. Cependant, on pourrait apparenter le phénomène aux expériences artistiques de l’échange, très courantes dans le théâtre archaïque et expérimental, ainsi qu’une déclinaison spontanée de la soi-disante “gift economy”⁴ (économie du don). À titre d’exemple, il suffirait de citer les pratiques performatives de la compagnie de théâtre danoise Odin dans les années soixante-dix, où “l’énergie des danses [était donnée] en échange d’un simple pain et de pommes de terre”⁵ ; ou les plus récentes démarches de l’actrice Elena Guerrini, et de ses expériences en tant que directrice artistique du “Teatro del Baratto” (formule que l’on pourrait traduire en “Théâtre du Troc/de l’Échange”).
Le modèle économique du PWYC (Payez ce que vous pouvez) semble avoir connu, surtout dans ces dernières années, en conséquence et en réponse à l’épidémie du Covid-19, une accélération croissante, en particulier dans le secteur culturel (et, plus généralement, dans le secteur non-marchand), en touchant aussi la Belgique, et surtout la Région de Bruxelles-Capitale.
La liste est longue, et loin d’être exhaustive : du café à la boulangerie, du restaurant solidaire aux structures à vocation plus notoirement culturelle, la formule du PWYC s’est majoritairement installée dans les théâtres belges suite à la crise sanitaire qui a diminué le nombre de places assises, et par conséquent, l’affluence habituelle des spectateurs, ainsi que la quantité des programmations envisagées. Le succès et l’enthousiasme rencontrés dans la première (et éphémère) phase d’expérimentation, ont laissé place à la consolidation et l’élargissement du PWYC dans d’autres réalités sectorielles, particulièrement inspirantes pour leur approche animée, enthousiaste, parfois militante, quoi qu’il en soit, engagée.
Par sa propre nature, le PWYC pourrait évoluer vers un modèle économique exclusif. Mais le plus souvent, il intègre et coexiste avec d’autres configurations financières déjà existantes, dont les subsides représentent encore la forme principale, voire parfois unique, de support, tout en gardant souplesse et adaptabilité. Phénomène multiforme, à la maîtrise délicate, ce nouveau paradigme économique soulève de nombreuses questions, et en appelle à des réponses diverses.
Le PWYC n’est-il qu’une stratégie événementielle pour séduire le public, ou lui reconnaît-on un véritable pouvoir décisionnel ? Comment se peut-il qu’un mécanisme économiquement “discriminatoire” (différents tarifs pour la même qualité du bien ou service, disparition des places attribuées), soit pour autant si inspirant et intrinsèquement démocratique ?
L’idée de base du modèle repose sur le fait que les acheteurs paient le montant qu’ils désirent pour un bien ou un service donné ; potentiellement, le prix pourrait également correspondre à zéro. Bien que la littérature économique écarte ce risque potentiel, le PWYC demeure dans l’imaginaire commun, et dans les craintes légitimes de certains opérateurs culturels, assimilé à la gratuité. À ce propos, Mathias Greffe précise : “Des études empiriques montrent que, dans un certain nombre de cas, les acheteurs ne se comportent pas de manière égoïste lorsque les prix sont fixés selon la méthode PWYW. […] La plupart des explications théoriques se fondent sur des préférences sociales, telles que la préférence pour l’équité, la réciprocité, l’aversion pour l’iniquité ou les préoccupations en matière d’image”⁶.
Qu’il s’agisse d’un service culturel, ou d’un bien alimentaire, les secteurs qui pratiquent ce modèle fixent un prix minimum ou, plus fréquemment, un prix soi-disant “suggéré” pour guider l’utilisateur dans son choix final. L’acheteur peut également payer pour les biens ou les services un prix plus bas, ou bien plus élevé que celui suggéré, afin de soutenir la responsabilité sociale de l’entreprise ou de l’organisation à laquelle il contribue. Ce dernier aspect se révèle absolument capital et représente le véritable atout de ce modèle économique : le rôle et l’expérience du client, déjà cruciaux, dans la conformité du processus d’achat, deviennent incontournables pour l’évolution du PWYC. En soulignant la responsabilité financière et éthique du consommateur, le PWYC retourne “le postulat des échanges commerciaux, pour placer l’usager dans le rôle de co-décideur des tarifs”⁷.
Une question de paternité sémantique : puisque la grammaire compte
Pourtant, dans la panoplie d’offres existantes, le bénéficiaire du bien ou service est-il le véritable co-décideur du tarif ? La question est bien loin de trouver une réponse claire et univoque. Si tout modèle a pour dénominateur commun l’équation mathématique Willingness To Pay (WTP), qui “mesure” tangiblement la volonté de l’acheteur de dépenser pour un certain bien ou service, l’assimilation de tout tarif adhérent au PWYC peut engendrer quelques confusions d’interprétation (et financières). La volonté de payer est intimement connectée à la philosophie éthique, aussi théologique, qui épouse la théorie économique du “prix juste”, dont l’ouvrage incontournable reste celui de De Roover⁸.
Le Pay What You Want/Can (PWYW), selon la signification de Greiff, est en effet un mécanisme de tarification participatif qui se caractérise par le fait que les consommateurs ont un contrôle maximal sur le prix qu’ils paient⁹. Or, ce contrôle maximal semble diminuer lorsque l’expérience de l’acheteur est guidée à travers le prix suggéré, ou une fourchette de prix fixes dans le service d’achat et de la réservation en ligne. Même si les tarifs restent avantageux et démocratiques, avec la possibilité de pouvoir négocier le montant sur place, la notion de supposée liberté de choix se perd, et se fusionne dangereusement à la communication de la mission de l’entreprise en biaisant, dans la chaîne de valeurs, le message souhaité.
Le Pay it Forward (Payez pour faire avancer) manifeste étymologiquement une connotation purement solidaire, en soulignant la volonté d’un acheteur de payer – presque totalement – à la place d’un autre acheteur, qui est en condition de plus grande souffrance financière, voire démuni ou sans aucun revenu. Un tel modèle est souvent poursuivi et soutenu dans les restaurants, cafés, bars, ou épiceries solidaires. Il se trouve qu’entre l’acheteur qui paie et le client pour lequel il paie s’instaure un lien implicite et anonyme, dont l’entreprise est le tacite garant et gardien. Ce modèle s’apparente à la pratique du plat-café-livre-service suspendu, traditionnellement solidaires¹⁰, mais n’appartient déjà plus à la catégorie sémantique et financière du PWYC.
Le modèle du Pay As You Earn, sensiblement divergeant, voire contradictoire, est plutôt familier aux pays anglo-saxons et se réfère plus spécifiquement au système de retenue de l’impôt sur les revenus. L’apparition de la dénomination, dans certains secteurs, du Prix Libre, surtout dans le monde francophone, semble particulièrement insidieuse en raison du message incohérent adressé aux clients ; tandis que le Free Price System dans sa signification économique et étymologique connote un mécanisme d’allocation des ressources qui repose sur des prix fixés par l’échange de l’offre et de la demande, le Prix Libre est par conséquent confondu avec le PWYC. En effet, il pourrait s’approcher sémantiquement du Prix au chapeau, plus fréquent dans les réalités associatives et des collectifs, ou dans les événements performatifs.
Faute de cela et des résultats globalement encourageants, la réussite de ce projet dépendra dans une large mesure du sentiment d’implication, de confiance mutuelle, ainsi que de l’instauration d’une relation de réciprocité et de communication transparente entre l’institution et le bénéficiaire. Toutefois, la croissante “institutionnalisation” du modèle du PWYC, en particulier via le système de billetterie numérique, et la constante révision des prix, semblent affaiblir le pouvoir décisionnel du client dans son expérience, tout autant que son anonymat, remettant ainsi en question le concept universel d’inégalité culturelle¹¹.
La perspective du changement de la culture économique et de l’économie culturelle engendrée par le PWYC, devrait redonner à l’humain sa place prépondérante pour rééquilibrer la différence distributive du capital culturel, social et personnel qui, par définition, nous séparent.
Notes
¹ De prochaine parution, l’étude est menée en collaboration avec ICHEC Business School, Bruxelles.
² Dorénavant abrégé en PWYC.
³ On se réfère aux Sustainable Development Goals 2030 élaborés par l’UNESCO, https://sdgs.un.org/goals
⁴ Voir Niels Thygesen, The gift economy and the development of sustainability, in Local Economy: The Journal of the Local Economy Policy Unit 34, no. 6 (September 2019):2019, pp. 493-509; Yuichi Shionoya, Economy and Morality. The Philosophy of the Welfare State, Edward Elgar Publishing, Cheltenham, UK and Massachusetts, USA, 2005.
⁵ Voir Fabio Acca, Alle origini del baratto: l’Odin in Sardegna 1974-1975, in Antropologia e Teatro. Rivista di Studi, 8 November 2013, N° 4, 2013, p. 195.
⁶ Matthias Greiff et alii, Pay What You Want, But Pay Enough: Information Asymmetries and PWYW’, in Management & Marketing, n. 9, 2014, introduction et p. 192.
⁷ Nicolas Bras, Tarif Libre: un modèle pérenne?, in “Nouvelles de Danse”, printemps 2023, n. 86, p. 11. Sur le rôle philosophique et esthétique du spectateur (et, par conséquent, de son rôle de co-décideur), Jacques Rancière, Le spectateur émancipé (dans la réédition 2008) reste une source bibliographique incontournable.
⁸ Raymond De Roover, The Concept of the Just Price: Theory and Economic Policy, in The Journal of Economic History, 18, n. 4, 1958, pp. 418–34.
⁹ Matthias Greiff, op. cit., p. 192.
¹⁰ La tradition du café suspendu s’est étendue à d’autres types de produits et de services, tout en conservant son principe originaire : le consommateur paye pour son propre bien ou service, mais aussi pour celui qui en fera demande après.
¹¹ Arjo Klamer. Doing the Right Thing: A Value Based Economy, Ubiquity Press, open source, 2017, en particulier p.142. En reprenant les catégories de Thomas Piketty sur l’inégalité, Klamer affirme : “Cultural inequality is the inequality in the distribution of cultural sources, such as civilization, art, spirituality or what some people would call a meaningful life. In this case it is not financial capital that is unevenly distributed but cultural capital, or the ability to inspire or to be inspired. This is the most substantive form of inequality. […] Societal inequality is the inequality in the distribution of societal goods. […] Personal inequalities refer to the uneven distribution of personal talents, skills, health, roles and functions that individuals have.”