Diplômée en journalisme et en sociologie, Stéphanie Dongmo est journaliste et manager culturelle. Secrétaire générale de la Cameroon Art Critics (association de journalistes culturels camerounais) et membre de la Fédération africaine de la critique cinématographique, elle est aussi formatrice en critique des arts pour le programme No’o culture au Burkina. Stéphanie Dongmo est par ailleurs Directrice des opérations de la Route des chefferies, un programme de préservation et de valorisation du patrimoine culturel, naturel et créatif du Cameroun. Elle est aussi Présidente de l’Association Cinéma Numérique Ambulant (CNA) Cameroun depuis 2012, une association dont le but est la diffusion des films africains dans les localités enclavées, et secrétaire générale du CNA Afrique, la fédération des cinémas mobiles installés dans neuf pays en Afrique.

Majore nationale en journalisme au Brevet de Technicien Supérieur (BTS) en 2016, Vanessa Bassale est une jeune journaliste camerounaise à la plume aiguisée. Elle commence au quotidien Mutations, le plus important journal privé du pays. De stagiaire, elle finit binôme du chef de la rubrique Culture. Quatre ans plus tard, elle rejoint Data Cameroon, journal en ligne pionnier du data journalisme au Cameroun. Passionnée d’investigation, elle a récemment produit une enquête remarquée sur le business de la césarienne dans la région de l’Ouest Cameroun. En 2020, elle remporte le deuxième prix du Grand Prix Francophilie des Médias, un concours organisé par le Réseau des journalistes culturels du Cameroun. En parallèle, elle est assistante communication à la Route des Chefferies.

Porté par des Camerounais de la diaspora, ce mouvement de revendication, après les politiques et les chefs traditionnels, appelle au boycott des artistes considérés proches du parti au pouvoir hors du Cameroun. La Belgique, comme d’autres pays européens, est touchée par ce mouvement activiste alors que l’origine du problème combattu par celui-ci se situe en dehors. Cette analyse se propose d’examiner les causes de ce mouvement et ses actions. Elle souligne l’intrication grandissante entre la sphère culturelle et les politiques africaines et européennes du fait de la présence d’une diaspora de plus en plus militante.

En mars 2023, l’artiste camerounais Ben Decca, qui célébrait les 40 ans d’une carrière musicale longue et riche, s’est vu contraint d’annuler un concert en Allemagne, suite aux appels au boycott d’un mouvement de revendication porté par des Camerounais de la diaspora et dénommé Brigade Anti Sardinards (BAS), à cause des risques pesant sur sa sécurité. Cet énième incident a relancé le débat sur la frontière entre l’art et la politique, exacerbant du même coup le tribalisme, la violence verbale et les discours haineux sur les réseaux sociaux.

Voir son spectacle boycotté à l’étranger sans rien pouvoir y faire, plusieurs artistes camerounais l’ont expérimenté depuis les élections présidentielles de 2018, sous l’action de la BAS qui multiplie les mots d’ordre contre les hommes politiques, chefs traditionnels et artistes soupçonnés d’apporter leur soutien au parti au pouvoir, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc). Des artistes comme K-Tino, Coco Argentée, Grace Decca, Ai Jo Mamadou, pour ne citer qu’eux, en ont fait les frais eux aussi. En réaction, plusieurs communautés et regroupements d’artistes se sont mobilisés pour contrecarrer les boycotts de la BAS dont la dynamique est favorisée par les réseaux sociaux, à l’exemple du collectif Azik 25, sans grand succès cependant.

Origines

La BAS tire son nom de ce qu’à la fin des rencontres politiques du Rdpc dans les zones reculées du pays, les militants ont généralement droit à des sandwiches composés de pain et de sardines en conserve. Le mouvement voit le jour en 2018 à la suite de l’élection présidentielle au bout de laquelle le président Biya va être réélu, avec 71 % des voix, pour la 7e fois consécutive. Une réélection fortement controversée et contestée par une partie de la population.

Sur les réseaux sociaux, des groupes se créent. Certains ne se contentent plus seulement de donner leur opinion, ils s’en prennent assez violemment à ceux qui soutiennent la politique de l’actuel président. Tous les artistes chanteurs qui ont participé au grand concert de soutien à la candidature du président Biya, organisé à Yaoundé le 06 octobre 2018, la veille du scrutin, voient leurs noms apparaître sur une liste noire. Un mot d’ordre de boycott est lancé contre ceux qui « sont allés à la soupe, alors que le pays souffre avec un homme au pouvoir depuis trente-six ans. Il n’y a plus de concert pour vous en Europe, en Amérique, au Canada, même en Afrique, nous allons prendre des dispositions là-bas », prévient via Facebook Emmanuel Kemta, activiste membre de la BAS, un des premiers à avoir lancé un mot d’ordre de boycott.

Plusieurs artistes, qui croient à une simple menace, répondent que les services de sécurité des pays dans lesquels les artistes seront invités à prester pourront contrecarrer les plans des activistes. Mais à la surprise générale, le concert de l’artiste K-Tino prévu le 31 octobre 2021 à Paris va être annulé par les organisateurs sous la pression de la BAS. À la même période, Coco Argentée ne pourra pas faire de spectacle en Allemagne, ce qui fait réaliser que la menace ne concerne pas seulement la France où sont concentrés la plupart des activistes. De nombreux pays comme l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Suisse, le Canada et la Belgique sont pour des artistes camerounais des zones rouges. Ce qui au départ semblait n’être qu’une petite vague va évoluer jusqu’à devenir un véritable raz de marée aux multiples conséquences.

Le gouvernement sort de sa réserve et dénonce. Narcisse Mouelle Kombi, alors ministre des Arts et de la Culture, monte au créneau en novembre 2018 dans une déclaration : « Je tiens à dire toute ma solidarité, mon soutien et ma sympathie aux artistes ainsi visés par des actes d’intimidation et de menace ou même de violence. Ces actes sont inacceptables, en tant que manifestation abjecte de l’intolérance. […] En tant que responsable de ce secteur, je condamne les dits agissements, dans la mesure où ils constituent une atteinte grave à la liberté d’opinion et d’expression ».

Sur les réseaux sociaux, les avis divergent : pour les uns, ces manifestations sont nocives parce qu’elles retirent avant tout aux artistes le droit d’être des citoyens et donc de choisir librement leur obédience politique. Pour d’autres, il s’agit d’un sacrifice de l’art sur l’autel de la politique car le boycott est mené par des activistes qui ne cachent pas leur sympathie, voire leur appartenance au Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (Mrc) de Maurice Kamto, principal parti de l’opposition. D’autres encore dénoncent des actions tribalistes, en arguant que les artistes boycottés sont principalement originaires de l’aire culturelle Fang Beti et Sawa, tandis que ceux qui, comme Maurice Kamto, viennent de l’aire culturelle des Grassfields, sont peu inquiétés.

Préjudices

Interrogé par Voa², l’artiste Don Compadre décrit la situation embarrassante de ses collègues qui ne peuvent ni tourner le dos au Rdpc car vivant dans le pays dirigé par le Rdpc, ni se désolidariser de la diaspora où leurs prestations sont les mieux rémunérées. Priver un artiste camerounais de spectacle à l’étranger revient donc à le priver de sa principale source de revenus. Et cela, les activistes le savent. Selon un article publié sur le site RTBF³, « il y a 20 ans les artistes étaient rémunérés par les ventes de disques et les concerts étaient un plaisir plus qu’une obligation. Aujourd’hui la tendance s’est inversée et ce sont les shows qui deviennent indispensables aux artistes pour gagner (très bien) leur croute (…). Les concerts, tournées et autres shows représentent maintenant 70 % des revenus des stars selon le Wall Street Journal ».

De plus, il est important de souligner qu’un spectacle annulé n’est pas préjudiciable que pour l’artiste. C’est toute l’industrie du spectacle en général qui en fait les frais, car derrière l’artiste vedette se cache une équipe entière : manager, compositeur, arrangeur, chargé des relations presse, danseurs, stylistes, coiffeurs, qui, à cause du boycott, pourraient avoir du mal à joindre les deux bouts. Ceci est d’autant plus vrai que sur le plan local, les montants perçus par les artistes à titre de droits d’auteurs sont modiques et irréguliers et qu’au Cameroun, l’organisation de spectacles est difficile du fait de l’absence de véritables salles de spectacle, relève Serges Aimé Bikoi, sociologue et journaliste.

Communion

Au-delà des estimations financières et des pertes évaluées à centaines de milliers d’euros, « le fait de jouer à l’étranger, pour un artiste camerounais, peut représenter plusieurs choses : la fierté de vendre la culture et les couleurs de son pays à d’autres peuples, la perspective d’un cachet plus important que les propositions locales, le dépaysement et l’enrichissante confrontation de pratiques avec d’autres artistes (festivals et salons professionnels), etc. Pour certains, c’est toutes ces choses à la fois », explique Tony Mefe, opérateur culturel, qui ajoute que ces actes de sabotage sont pathétiques dans un contexte où Ivoiriens, Nigérians et Congolais se mobilisent puissamment autour de leurs artistes.

Sandy Boston, activiste se présentant comme la Générale des amazones de la résistance, a déclaré en mars 2023 : « Nous demandons tout simplement aux artistes qui soutiennent le régime satanique de Yaoundé de rester au Cameroun et prester là-bas. Nous n’irons jamais les chercher au Palais des sports de Yaoundé ou à Etoudi, parce que justement, nous n’avons plus le droit d’aller dans notre pays simplement pour avoir exprimé nos opinions politiques. A la dictature de Yaoundé, nous opposons la dictature de la diaspora. Seul l’équilibre de la terreur fera régner la paix. Tant que le peuple meurtri, ensauvagé par un régime barbare, paupérisé, qui n’ose même pas exprimer ses opinions politiques ou marcher pacifiquement nous soutiendra, nous, la Brigade du peuple, continuerons d’agir en son nom. La patrie ou la mort, nous vaincrons ! » Cette déclaration démontre que la menace pèse toujours. Au niveau de l’Etat, l’on en est encore à la condamnation verbale de ces actes anti civiques. En effet, le fait que ce boycott ainsi que ses acteurs soient hors du pays réduit sérieusement l’impact des actions étatiques.

En conclusion

Ce n’est pas la première fois que de telles actions sont menées en Europe, en Belgique particulièrement. En 2011, les militants congolais connus sous le nom de Bana Congo avaient organisé le boycott des spectacles des artistes musiciens congolais en Europe. Il leur était reproché de soutenir le pouvoir en place et donc d’être complice des crimes du président Kabila⁴.

Il ne faut qu’un pas pour que d’ici peu — ou déjà à présent — se pose la question de la délivrance de visas pour ces artistes pour les autorités belges. Les risques que leur venue pourrait causer à l’ordre public constituerait un argument de plus à la liste déjà longue des obstacles qui entravent la circulation des prestataires artistiques africains sur le sol belge et européen en général.

Notes

  1. TV5 Monde, « Cameroun : quel est ce mouvement de la diaspora qui boycotte les artistes soutenant Paul Biya », 12 nov 2018

  2. Voa Afrique, « La diaspora camerounaise boycotte les artistes ayant soutenu Paul Biya », Emmanuel Jules Ntap, nov 2018

  3. Rtbf.be, « Quelle est la principale source de revenus des stars de la musique ? », Paras Griffin, déc 2019

  4. Jeune Afrique, « RDC : Sale temps pour les amis de Kabila », avril 2011


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