La Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles reconnaît le droit des Parties à « formuler et mettre en œuvre leurs politiques culturelles et d’adopter des mesures pour protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles ainsi que pour renforcer la coopération internationale afin d’atteindre les objectifs de la présente Convention » (Article 5, 1), mais ne donne aucune définition précise ni de liste de ce que constitue une expression culturelle, ce qui est heureux car les formes par lesquelles s’expriment les expressions culturelles naissent avec les développements technologiques et la créativité humaine. L’art numérique, la création assistée par intelligence artificielle ou encore l’art de rue en étaient à leur premier balbutiement en 2005. Le texte de la Convention reste vague :
Article 5 Industries culturelles
« Industries culturelles » renvoie aux industries produisant et distribuant des biens ou services culturels tels que définis au paragraphe 4 ci-dessus.
Article 4 Activités, biens et services culturels
« Activités, biens et services culturels » renvoie aux activités, biens et services qui, dès lors qu’ils sont considérés du point de vue de leur qualité, de leur usage ou de leur finalité spécifique, incarnent ou transmettent des expressions culturelles, indépendamment de la valeur commerciale qu’ils peuvent avoir. Les activités culturelles peuvent être une fin en elles-mêmes, ou bien contribuer à la production de biens et services culturels.
Les Britanniques ont été les premiers à concevoir la notion des industries créatives, par une première cartographie statistique en 1998¹, suivie d’une deuxième en 2001. Cela répondait au besoin d’une prise de conscience de ces industries, de leur contribution à l’économie et à leurs enjeux afin de tenir compte de leurs besoins particuliers dans les politiques nationales, régionales et locales. Ils en ont donné la définition suivante : « les industries qui trouvent leur origine dans la créativité, les compétences et le talent individuel et qui ont un potentiel de création de richesses et d’emplois grâce à la génération et à l’exploitation de la propriété intellectuelle »² (traduction libre). L’enquête statistique portait sur les 13 secteurs suivants : la publicité, l’architecture, le marché de l’art et des antiquités, l’artisanat, le design, la mode des créateurs, le film et la vidéo, les logiciels de loisirs interactifs, la musique, les arts du spectacle, l’édition, les logiciels et les services informatiques, la télévision et la radio.
Le gouvernement britannique vient tout juste d’adopter une nouvelle stratégie dont l’ambition est de générer 50 milliards de livres et 1 million d’emplois d’ici 2030, par des investissements additionnels de 75 millions de livres. Le champ des industries créatives compte désormais 9 secteurs, dont certaines sont également incluses dans la définition du secteur numérique (la télévision, la radio et l’édition de même que les services des TI, du logiciel et des services informatiques)³. Les auteurs reconnaissent également que l’inclusion des « arts visuels et arts vivants » ainsi que des « musées, galeries et bibliothèques » nécessitent davantage d’aides publiques et que leurs bénéfices se mesurent en termes de bien-être et de développement des talents.
Bref, par cet exemple, je veux illustrer que le champ des ICC est éminemment variable. C’est un buffet chinois, où on y trouve de tout pour tous les goûts. En voici un autre exemple, tout aussi éloquent. Au sein du gouvernement canadien, deux institutions ont pour ambition de soutenir l’exportation des industries créatives : la Banque de développement du Canada, dont la mission est d’offrir financement et expertise, et le ministère du Patrimoine canadien à travers sa Stratégie d’exportation créative. Les deux institutions, du même gouvernement, proposent des listes différentes des secteurs créatifs soutenus.
Banque de développement du Canada
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Média et audiovisuel
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Jeux vidéo
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Production cinématographique et vidéo
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Enregistrement sonore
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Radiodiffusion et télédiffusion
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Design
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Impression
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Arts de la scène et spectacles sportifs
Ministère du Patrimoine canadien
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Audiovisuel
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Médias numériques interactifs
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Musique
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Arts de la scène
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Design (design d’exposition, design de mode, design artistique de produit, design d’art public, design urbain)
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Édition (livres et périodiques)
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Arts visuels
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Artisanat artistique
Cette absence de définition commune entre deux organismes qui poursuivent le même but au sein d’un même gouvernement est une bonne indication du flou artistique qui entoure la notion d’ICC et les distorsions que cela induit dans l’appréciation de sa valeur économique, des acteurs en présence, des politiques et mesures à adopter, etc.
Cette même confusion règne au niveau international. Pour l’UNESCO, le champ des industries créatives est défini comme suit dans une publication de juin 2021, Les industries culturelles et créatives face à la pandémie de COVID-19. Un aperçu de l’impact économique⁴.
Il me semble important de montrer cette absence de définition commune comme prémisse à quelques constats importants :
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Les données sur la valeur économique des ICC sont d’une crédibilité très relative car elles varient selon la définition et les méthodes d’enquête statistique. Toute comparaison, entre agences internationales et avec/entre des sources nationales, est hasardeuse.
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La notion d’industries culturelles et créatives étant variable et extensible, il peut être difficile de résister à la tentation d’inclure des industries dont le fondement n’est pas spécifiquement culturel, mais dont le poids économique contribuera à gonfler le total. Dans l’exemple britannique, les services informatiques et logiciels ainsi que la publicité et le marketing font plus que doubler la valeur des industries créatives.
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La définition britannique de 2001 exclut toutes activités non protégées par les lois sur la propriété intellectuelle comme l’expression des culturelles traditionnelles par le patrimoine immatériel. Ce dernier constitue un pan important de l’activité culturelle touristique, particulièrement dans les pays en développement.
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La notion d’ICC couvre un ensemble d’industries dont la portée est variable et très disparate, ce qui complexifie la conception des mesures de soutien. Les moyens techniques, financiers et humains requis pour développer une stratégie nationale du jeu vidéo ou de la publicité n’ont rien à voir avec le soutien aux arts de la scène ou au patrimoine culturel et naturel. J’émets l’hypothèse que les budgets annoncés par un gouvernement en appui à sa stratégie des ICC ne peuvent être que l’addition d’investissements disparates dont la cohésion resterait à démontrer.
Conclusion
Dans l’avant-propos de l’état des lieux publiés en 2001 par le gouvernement du Royaume-Uni, le Secrétaire d’État de l’époque écrivait : « Les économies et sociétés qui seront créatives connaîtront le plus de succès au 21ième siècle. La créativité fera la différence – pour les entreprises cherchant un avantage concurrentiel, pour les sociétés cherchant de nouvelles façons d’aborder les enjeux et d’améliorer la qualité de vie » (traduction libre)⁵. Cette vision éminemment porteuse est celle qui continue de susciter l’engagement des 150 Parties à la Convention de 2005 sur la protection et la protection de la diversité des expressions culturelles.
Il faut toutefois continuer de porter un regard critique sur toute conversation sur les ICC. Cette construction de l’esprit a comme utilité d’aider à communiquer et à partager une même perception des choses. Maintenant, la question est de savoir ce que nous allons faire de cette notion, comment elle va nous conduire à prendre action. Quelle politique pour les ICC ? Dans quel but ? Avec quels résultats ? Les ICC ont le mérite – ou l’inconvénient – d’inscrire la culture dans le discours politique dominant sur la croissance économique et la prospérité. Cet argument place la culture au rang des priorités gouvernementales et pèse lourd dans les pays en voie de développement où les priorités sont multiples, urgentes et où les moyens d’intervention gouvernementale sont limités.
Or, d’établir l’existence des ICC est une chose, mais de savoir comment agir pour en soutenir le développement en est une autre car si la matière première – et le succès – des industries culturelles et créatives est d’abord affaire de culture et de créativité, alors se pose la question difficile et fondamentale d’en favoriser l’expression et d’en démontrer les effets tangibles. Peut-on enseigner la créativité comme on enseigne la gestion entrepreneuriale ? Comment stimuler l’expression culturelle d’une communauté et des individus qui la composent ? Comment transposer avec succès l’expression d’une culture, de son patrimoine immatériel traditionnel et de sa créativité contemporaine en des formes industrielles pouvant être reproduites et commercialisées à grande échelle ? Comment rendre une expression culturelle minoritaire attrayante pour la majorité, pour la consommation de masse ? Comment éviter la réappropriation culturelle par les multinationales du divertissement ? Des questions fondamentales qui, à ma connaissance, sont rarement, sinon jamais, vraiment discutées lorsqu’il est question des ICC.
Notes
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Creative Industries Mapping Documents, Department for Digital, Culture, Media & Sport, avril 1998
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“those industries which have their origin in individual creativity, skill and talent and which have a potential for wealth and job creation through the and exploitation of intellectual property”
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“For statistical purposes, DCMS groups the creative industries into nine sub-sectors. However, there are overlaps. For example, ‘TV, radio and publishing’ and ‘IT, software and computer services’ are also included in the government’s definition of the digital sector, exemplifying the importance of digital technologies to the creative industries”, Creative Industries Sector Vision: A joint plan to drive growth, build talent and develop skills, Department for Culture, Media and Sport, juin 2023, p. 10
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“The most successful economies and societies in the twenty-first century will be creative ones. Creativity will make the difference – to businesses seeking a competitive edge, to societies looking for new ways to tackle issues and improve the quality of life”, Creative Industries Mapping Documents 2001. Demonstrating the success of our creative industries. Department for Digital, Culture, Media & Sport, 9 avril 2001