On m’a posé la question suivante : à partir de ton expérience d’appui aux services publics dans le domaine culturel, que ce soit au Canada ou dans les pays bénéficiaires de la banque d’expertise de l’UNESCO, y a-t-il des tendances, des besoins particuliers que tu aurais constaté ces dernières années ? Comment les pays du Sud conçoivent-ils leurs politiques culturelles par rapport à ceux du Nord ? La question est pertinente, comme j’ai eu de multiples occasions de conseiller des organismes de service public du domaine culturel au cours de mes 35 ans de carrière.
Ces organisations opèrent dans des environnements complexes où doivent se réconcilier les intérêts de multiples parties prenantes : le ministre de tutelle, l’administration, le conseil d’administration, les employés, les fournisseurs, les publics, les médias. Comparativement aux entreprises privées, les organismes de service public sont constamment dans l’œil des médias et sujet de débats au parlement. Chaque geste posé est susceptible de faire la manchette. C’est donc avec une grande prudence que les équipes de direction opèrent, avec le souci de saine gouvernance du mandat et des financements dont ils ont la charge. Tout est écrit et consigné. Les décisions se prennent par collectif et rarement par la volonté d’une seule personne.
Règle générale, les organismes publics du domaine culturel opèrent avec des moyens très limités par rapport à la portée du mandat et à l’ambition des élus pour la chose culturelle. Cette pénurie de moyens porte à conséquence : soit l’organisation sait faire preuve d’agilité pour s’adapter à la dynamique changeante de ses relations avec les diverses parties prenantes, soit elle se crispe en se croyant investie d’une mission supérieure dont elle seule peut s’acquitter. Cette posture mène à l’immobilisme. La crise surviendra tôt ou tard. Cela dit, il n’est pas simple pour un organisme de service public d’adopter un cadre de gestion flexible et moderne sachant qu’elle est imputable, ce qui l’oblige à la fois à faire preuve de transparence et de rigueur. L’obligation de reddition de comptes pèse lourd dans un milieu comme la culture où la créativité et l’expression artistique sont le cœur de la mission.
De mon expérience, la gestion culturelle dans les pays développés tend à se décentraliser pour être confiée à des gestionnaires et à des professionnels formés en culture. Dans les économies en développement, le sentiment d’urgence face à la dérive culturelle (et la crainte des divisions sociales et d’une opposition politique) conduit à la centralisation, et ce jusque dans le bureau de la présidence qui souvent accorde des financements discrétionnaires. La gestion de la chose culturelle est confiée à des fonctionnaires qui ne connaissent pas le domaine ou n’y ont pas fait carrière. Inspirés de bonnes intentions, comme renforcer l’indépendance ou contribuer au développement national, ils en viennent à attribuer les financements à partir de critères arbitraires (de bon goût, de patriotisme, de respect des valeurs religieuses, des traditions, de consensus politique…) qui ne contribuent en aucune façon à la diversité et la modernité des expressions culturelles. Autrement dit, le service public ne fait que consolider une certaine conception de la chose culturelle dont profite une classe privilégiée et limitée de créateurs. Les services publics dans les pays émergents peuvent également avoir tendance à se substituer au secteur privé et aux milieux associatifs, en organisant eux-mêmes des manifestations culturelles avec des équipes et des moyens très limités. Plutôt que de voir à la politique et à ses moyens d’application, les organismes publics finissent par devenir des services de coordination logistique.
Pour bien faire, il faudrait envisager la promotion de la diversité des expressions culturelles – des jeunes, des handicapés, des femmes, des groupes marginalisés, des minorités ethniques – en adoptant une approche fondée sur les droits de l’homme et l’application de règles de gouvernance équitables (étant convenu que l’équité est un concept subjectif, qui devrait faire l’objet d’un réexamen périodique). Comme la dynamique des relations sociales fait constamment émerger de nouveaux enjeux sociétaux – comme l’écoresponsabilité ou la diversité liée à l’identité de genre, il faut concevoir un modèle apte à s’adapter. Une communication ouverte, transparente et une gestion des décisions par collèges est le meilleur modèle qu’on ait pu trouver à ce jour. En impliquant les parties prenantes dans la gouvernance des décisions – au sein du conseil d’administration, des comités de sélection, dans les évaluations – on s’assure que les décisions et les choix qui sont faits répondent bien aux besoins et sont susceptibles de mener aux résultats souhaités. Ultimement, la politique culturelle ne peut réussir que s’il y a une large adhésion des créateurs et des publics. Et cela, même les financements les plus lourds, les lois les plus généreuses ou les décrets d’application les plus contraignants, ne peuvent l’obliger. La culture est un acte spontané, généreux, souvent désintéressé, mû par ce besoin inné d’appartenance et d’identification à une même collectivité, à une même humanité. La communication des œuvres de l’esprit par le chant, la danse, le film, le livre… n’ont pas d’autres buts que le partage des idées et des émotions. Tout le reste n’est qu’accessoire.
En ce qui a trait à la politique culturelle, celle-ci est en général plutôt mal comprise. Il y a souvent confusion entre politique et mesures, entre l’intention et sa réalisation. Lorsque la politique existe, sous forme de loi par exemple, j’ai pu constater que celle-ci est généreuse, large et inspirante – ce qui est bien – mais qu’on s’est peu soucié de sa mise en application. J’ai eu par exemple à conseiller le gouvernement de Namibie pour la révision de la loi sur le droit d’auteur dans le cadre d’un projet d’assistance technique de l’UNESCO financé par l’Union européenne. Les fonctionnaires de l’agence publique ayant compétence en matière de propriété intellectuelle, la Business and Intellectual Property Authority – BIPA, ont rédigé une ébauche très complète reprenant les dispositions de la jurisprudence la plus récente, notamment concernant les nouveaux usages numériques. Le projet me semblait avoir un bien grand défaut cependant : quels étaient les recours des ayants droit, et surtout, quels seraient les moyens de mise en œuvre pour prévenir et endiguer la piraterie ou rendre jugement en l’absence de magistrats compétents en ces matières éminemment techniques ?
Qu’il s’agisse des moyens financiers, humains, techniques ou coercitifs, pour moi toute la question est là. Et elle est permanente. Dans l’exemple cité, il ne suffit pas de désigner la création d’un tribunal administratif spécialisé en droits d’auteur dans la nouvelle loi pour régler la question. Il faut encore que ce tribunal soit créé, que des magistrats soient formés, que la matière soit enseignée, que les plaignants puissent avoir accès à la justice, qu’ils puissent trouver des avocats compétents pour les représenter, que les causes soient entendues dans des délais raisonnables, qu’une cour puisse se prononcer sur les cas portés en appel, que les pénalités soient à la hauteur des dommages, que les montants soient versés aux victimes… Bref, l’adoption d’une politique, d’une mesure ou, dans ce cas-ci, d’un projet de loi ne sont que le tout début d’un long processus dont l’issue est très incertaine car plusieurs des facteurs de succès subissent les aléas des changements de gouvernement et de ministres, des crises économiques et financières, de la compétence des hommes et des femmes chargés de la mise en œuvre… Lorsque j’étais secrétaire général de la Fédération internationale des coalitions pour la diversité culturelle, dont les chapitres nationaux sont présents dans une quarantaine de pays, je rappelais l’importance d’associer la société civile à tout projet de réforme car c’est elle qui est garante de continuité et la mieux placée pour entretenir la mémoire collective.
Conclusion
J’aurai l’occasion de revenir sur ce sujet que je connais bien dans de prochains articles. Quelle conclusion tirer de ce premier tour d’horizon à grands traits ? Que la nature particulière des arts et de la culture nécessite une approche de gouvernance qui lui soit favorable plutôt que contraignante. Que les gouvernants doivent reconnaître et accepter de ne pas tout contrôler, et qu’il est dans l’intérêt national de stimuler l’expression de la créativité et de sa diversité, plutôt que de confier la gestion du consensus social à des fonctionnaires. Que la politique culturelle a le potentiel de contribuer au vivre ensemble et au sentiment d’appartenance à une même communauté, y compris et surtout pour les minorités et les citoyens les plus créatifs ou marginalisés. Que la politique culturelle peut à la fois contribuer à cette construction de nos identités collectives modernes tout en apportant une contribution non négligeable à l’économie et l’emploi, particulièrement chez les femmes et les jeunes. C’est ce modèle de gouvernance qu’il faut trouver pour faire en sorte d’attirer les meilleurs talents dans le domaine culturel en nous assurant qu’ils puissent y rester en ayant les moyens de vivre de leurs créations.