Dans un texte précédent, j’ai brossé un portrait rapide et très général des différences d’approche entre les pays du Sud et du Nord (une notion également très générale, sachant que les réalités nationales au sein des deux hémisphères n’ont rien d’homogènes). Poursuivons.
Comme membre de la banque d’expertise de l’UNESCO depuis 2015 et chargé de mission d’expertise et de formation pour l’Organisation internationale de la Francophonie, j’ai pu observer la montée en puissance des financements destinés à assister les pays du Sud à adopter des politiques et mesures culturelles, et ce tout particulièrement depuis l’adoption de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.
Dans le cas de l’UNESCO, les États du Sud signataires de la Convention ont accès à deux programmes d’aide : la banque d’expertise, financée depuis 2001 par l’Union européenne, dont bénéficie une douzaine de pays sélectionnés conjointement par l’UE et l’UNESCO, et le Fonds international pour la diversité culturelle (FIDC) qui accorde un financement maximum de 100 000 $US à des projets soumis par les gouvernements ou la société civile¹.
Quant à l’Organisation internationale de la Francophonie, elle a lancé il y a près de 10 ans le programme d’Appui au renforcement des politiques et industries de la culture (ARPIC) qui accompagne sur 3 à 4 ans un nombre limité d’États membres sur appel de dossiers. Les États peuvent également bénéficier de l’assistance de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), de l’Institut de la statistique de l’UNESCO, de la coopération bilatérale (notamment belge, française, espagnole), tandis que les organisations de la société civile peuvent compter sur l’appui du Conseil international de la musique, de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs (CISAC), de la Fédération internationale des musiciens, etc.
Un même pays bénéficie parfois de l’assistance simultanée de différents partenaires sans qu’il y ait de concertation apparente entre eux. Me viennent en tête l’exemple du Burkina Faso il y a quelques années, et le Rwanda où toutes les organisations des Nations unies semblent être présentes.
Ces différents mécanismes couvrent un large éventail de sujets dans une grande diversité de pays : droit d’auteur, statut de l’artiste, cinéma, musique, festivals, etc. Le renforcement des capacités porte également sur l’amélioration des données des agences statistiques afin de mieux documenter la conception et la mise en œuvre des politiques.
Bien que tout cela soit nécessaire et extrêmement méritoire, je ne peux m’empêcher toutefois d’observer une tendance lourde : ces projets contribuent efficacement au développement ou à l’actualisation des politiques culturelles, mais cessent d’intervenir à un moment critique : les faire adopter et assurer leur mise en œuvre par une dotation adéquate en ressources humaines, techniques et financières. Les États manquent cruellement d’assistance à l’étape décisive de plaidoyer menant à l’adoption des propositions. Sauf exception, le document n’ira pas plus loin.
Évidemment, cette question est sensible. Les agences de coopération multilatérales et bilatérales peuvent-elles s’immiscer dans les affaires internes ? Peut-on enseigner le plaidoyer comme on enseigne le développement des politiques, en tenant compte des circonstances particulières, de la dynamique politique et du modèle de gouvernance des États bénéficiaires ? Comment faire lorsque le gouvernement ou le ministre qui a souhaité l’assistance technique est remplacé ? La coopération peut-elle s’investir sur un cycle long et complet qui va de la conception, au plaidoyer, à l’adoption de la politique, du décret d’application, à la dotation en ressources, à la formation des cadres et personnels administratifs, etc. ?
Ce service après-vente, qui pourrait impliquer un ensemble de donateurs se répartissant les tâches, me semble capital. Sans cela, tous ces efforts de coopération n’aboutiront pas à des changements réels et durables pour les groupes de population que la politique culturelle est destinée à aider : artistes et artisans, professionnels de la culture, entrepreneurs, associations… et les populations. Le statu quo culturel continuera de perdurer, laissant le champ libre aux entreprises dominantes, souvent étrangères, et aux cultures hégémoniques, elles aussi porteuses de sens et de valeurs qui n’ont rien à voir avec ceux des pays du Sud. Les nouveaux modes numériques de production et d’accès aux expressions culturelles accélèrent cette érosion rapide des savoirs traditionnels et ce riche patrimoine humain de la diversité des expressions culturelles. Pendant que nous discutons et écrivons de beaux rapports, d’autres agissent.
Encore deux observations :
Dans les pays du Nord, l’actualisation de la politique culturelle est généralement motivée par un changement de majorité politique, par la justification de nouvelles attributions budgétaires, ou en réaction à l’évolution du marché, lui-même influencé par les progrès technologiques, le mouvement des investissements privés et les nouveaux modes de participation culturelle. La politique tente de suivre (elle devance rarement) la transformation accélérée des pratiques culturelles. Dans les pays du Sud, ces transformations ne sont pas ressenties avec la même urgence. L’alternance politique y est exceptionnelle et rarement un facteur clé. Comme les besoins de base ne sont pas comblés (équipements culturels, budgets de fonctionnement, formation des artistes et artisans, des gestionnaires culturels, des cadres des ministères, etc.), le partage des meilleures pratiques du Nord ne correspond pas aux réalités des pays du Sud. Les idées sont bonnes, mais ne sont pas facilement transposables. Les évolutions de marché, notamment la domination de plateformes numériques étrangères, ne sont pas aussi marquées (pour le moment du moins). Pour prendre l’exemple de l’Indonésie, un pays de 230 millions d’habitants, on estime que le nombre d’abonnés à Netflix y est de 1,5 millions. Rien pour déstabiliser le paysage médiatique, sauf peut-être en matière de mœurs et de bon goût. Le gouvernement vient d’annoncer qu’il allait appliquer les mêmes règles de censure aux services en ligne qu’aux services nationaux de radiodiffusion, ce qui, de l’avis des experts, pourraient inciter les citoyens à se tourner vers des services pirates pour avoir accès à la version non censurée.
Deuxièmement, le développement de politiques ou de mesures doit nécessairement s’appuyer sur un bon diagnostic, difficile à établir dans les pays du Sud. Les consultations de la société civile se limitent généralement aux organisations établies dans la capitale et aux créateurs établis et connus des autorités. Les capacités de recherche et de statistiques dans le champ culturel y sont très limitées, notamment en raison du fait qu’une part importante de l’activité culturelle est informelle (et souhaite le demeurer pour éviter toute charge fiscale ou avoir à se soumettre au diktat des élus et des fonctionnaires). Des moyens sont accordés pour des enquêtes ponctuelles, mais sans mesure de progression historique. Or pour bien faire, il faudrait que l’adoption des politiques s’accompagnent d’indicateurs de rendement, d’instruments de mesure, de procédure d’évaluation indépendante à périodicité déterminée. L’UNESCO doit aujourd’hui composer avec des attentes de plus en plus grandes en matière de mesures des résultats et de reddition de comptes de la part des bailleurs de fonds des programmes d’assistance technique qu’elle administre sous la Convention de 2005 (l’Union européenne, l’Agence de coopération suédoise SIDA, la Fondation Aschberg d’Allemagne, la Corée du Sud, etc.). Pour le prochain cycle de 4 ans qui commencera en 2024, la banque d’expertise de l’UNESCO a mis en place un deuxième volet d’assistance sur les statistiques de suivi et d’évaluation de la contribution de la culture au Programme de développement durable à l’horizon 2030 et à ses objectifs (ODD), une faiblesse structurelle observée dans un grand nombre de pays du Sud.
Conclusion
La politique culturelle est soit le résultat d’une intention, d’une réaction ou un mélange des deux. Dans le meilleur des cas, la politique est conçue pour durer par-delà les hommes et les femmes qui l’ont conçue. On cite souvent la ville de Medellin, en Colombie, terrain de luttes violentes entre cartels de drogue dans les années 1980, comme un exemple réussi de pacification et de vivre-ensemble par l’aménagement d’espaces culturels urbains. Les fonctionnaires de la ville vous expliqueront que ce succès est dû en bonne partie à la continuité de la politique d’une administration municipale à l’autre, peu importe l’idéologie politique.
En règle générale, les politiques culturelles visent des changements profonds dont les résultats (outcomes en anglais) prennent du temps à se matérialiser et dont les indicateurs de succès sont plutôt abstraits (réaffirmer la souveraineté culturelle, stimuler la créativité, renforcer le vivre-ensemble, etc.). Les mesures, en revanche, produisent des effets à court terme sous forme d’extrants (outputs en anglais). Le nombre de bourses accordées ; le nombre d’artistes soutenus ; la proportion d’hommes, de femmes, de jeunes, de groupes sous-représentés… Les ministres aiment bien les mesures concrètes en vue de leur réélection.
La conception d’une politique culturelle est complexe car elle demande d’imaginer l’avenir et de l’accompagner d’un plan d’action réaliste, réalisable et mobilisateur. Comme on dit chez nous au Québec, « les bottines doivent suivre les babines », les actions doivent suivre les paroles, sinon la politique restera lettre morte. Pour faire image, les architectes qui ont conçu la gare Central Station à New York au milieu du 19e siècle, la plus grande du monde, alors qu’il n’y avait que des champs à proximité, devaient imaginer le jour où le volume de trains et de trafic automobile justifierait une telle construction. Il faut courage et détermination à un ministre de la culture pour convaincre ses collègues du bien-fondé d’investissements dans la souveraineté culturelle, la libre expression de la créativité, le vivre-ensemble… des objectifs nobles, mais dont les résultats ne sont pas tangibles et difficiles à démontrer.
La difficulté de mesure des résultats de la politique a notamment pour effet de concentrer une part importante des ressources dans le soutien de l’offre (la création, la diffusion, la promotion), et plus rarement dans le soutien à la demande (le développement des publics, des mesures incitatives à la participation, l’éducation artistique). J’y reviendrai dans un prochain article.
Notes
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Depuis 2010, le Fonds international pour la diversité culturelle a investi environ US$ 10 395 109 pour le financement de 140 projets dans 65 pays en développement.