En arrivant à l’aéroport national de Belgique à Zaventem, on est accueillis par de grandes affiches « In Belgium, we love diamond ». La Belgique développe une expertise reconnue mondialement sur le travail joaillier du diamant depuis le 13e siècle. Dans le même ordre d’idées, avez-vous remarqué que l’emballage du sucre de cannes (Fair trade et bio d’une certaine marque belge) annonce fièrement que l’entreprise qui le produit, développe son expertise depuis le 15e siècle. Pourtant, vous et moi savons pertinemment qu’on ne trouve ni diamant, ni sucre de cannes dans la nature belge. Ni fèves de cacao non plus par ailleurs. Et suffit-il de nous procurer des aliments labellisés bio, fair trade ou sans huile de palme pour régler le problème ? Acheter des bananes produites en Belgique efface-t-il les drames provoqués par l’utilisation du chlordécone dans les pesticides utilisés pendant plusieurs décennies dans les Antilles françaises ? Et puisque nous avons connaissance des drames environnementaux et sanitaires que provoquent l’extraction du cobalt et du coltan nécessaire au fonctionnement des batteries électriques des voitures dites du futur et super écologiques, pourquoi continuons-nous à prétendre croire au leurre ? Comment concilions-nous ces contradictions flagrantes dans notre vie quotidienne ?

Ce qu’on appelle « white innocence » est un concept développé par Dr Gloria Wekker. La thèse de cette autrice néerlandaise et afrodescendante analyse un paradoxe central de la culture néerlandaise (White Innocence, Duke University Press, 2016) : le déni passionné de la discrimination raciale et de la violence coloniale coexistant avec un racisme et une xénophobie agressifs. L’analyse de ce déni aux Pays-Bas, est intéressante pour la Belgique. Nous partageons plusieurs pratiques culturelles, comme celle du Zwarte Piet, par exemple avec ce pays voisin. Nous partageons aussi la volonté de présenter notre pays comme un pays exemplaire. La Belgique a développé énormément d’énergie à se construire une image de colonie modèle après 1908, et les scandales sur le travail forcé et les sévices corporels dans l’Etat Indépendant du Congo. Les décennies qui ont suivi l’annexion du Congo par le gouvernement belge, celui-ci s’est évertué à tenter de redorer son image et à développer ce que certains nomment les bienfaits de la colonisation : soins de santé, construction de route et développement d’infrastructure comme celle du train, création d’écoles, etc. Cette propagande s’est fortement inscrite dans l’identité nationale du jeune et plat pays. Ce qui explique sans doute la difficulté actuelle que certains Belges éprouvent à admettre des faits pourtant bien réels concernant des pratiques culturelles actuelles. Il s’agit pour moi ici d’interroger la capacité à ignorer le malheur de millions d’êtres humains, pourvu que ça se passe ailleurs, loin des yeux et donc « loin du cœur » comme le dit l’adage.

Ce qui m’interroge le plus particulièrement c’est la question du profit (économique, financier, de prestige) exercé sur fond d’esclavagisme et de colonialisme par des entreprises et a fortiori aussi par les populations habitant les régions actuelles de notre pays. Comment se fait-il que des musées du chocolat se multiplient en Belgique et en France et que tous éludent tout simplement la question coloniale. Au mieux, on retrouve des déclarations sur la provenance des fèves de cacao utilisées aujourd’hui dans l’industrie. De même pour le diamant ou la banane. On s’évertue à en démontrer la provenance actuelle miraculeusement propre, tout en éludant totalement la question de la provenance historique de ces produits dans notre alimentation et vie quotidienne. Cela me rappelle curieusement les campagnes actuelles sur l’étude de provenance des biens spoliés africains. Comme si une fois la provenance « légitime » d’un objet « prouvée », cela absoudrait la question de réparation financière ou morale.

Mais avant d’en arriver là, il faut comprendre la société actuelle. Et à cette fin, il est essentiel de reconnaître et de comprendre les conditions de production des aliments que nous consommons, ainsi que les implications sociales et environnementales qui y sont associées. Il est crucial que les citoyens développent une meilleure compréhension de l’histoire. Reconnaître l’histoire coloniale et esclavagiste permet de comprendre les liens entre certains ingrédients et leur origine. Cela nous permet de mettre en lumière les inégalités et les injustices qui ont marqué la production et la distribution alimentaire, et d’adopter une perspective plus critique. Cela passe par des programmes d’éducation et de sensibilisation : informer les consommateurs sur les implications sociales, environnementales et historiques de leur alimentation est essentiel. En promouvant une éducation alimentaire qui met l’accent sur la durabilité, la justice sociale et la conscience historique, nous pouvons inspirer des changements positifs dans nos choix alimentaires et notre mode de vie.

Il est important de reconnaître que la responsabilité ne repose pas uniquement sur les consommateurs individuels, mais également sur les gouvernements, les entreprises et les institutions pour favoriser des pratiques alimentaires plus respectueuses. En travaillant ensemble, nous pouvons contribuer à un système plus équitable, durable et en accord avec nos valeurs culturelles et environnementales. Certaines industries alimentaires, comme la production de la banane, de l’avocat, du cacao, de la mangue, de l’amande, du café, de l’avocat, de l’huile de palme, … et même des sodas comme Coca-Cola, soulèvent des préoccupations en termes de conditions de travail, de durabilité environnementale et d’impacts sociaux. L’œuvre de l’artiste plasticien Mehdi-Georges Lahlou exposée récemment à La Centrale d’Art Contemporain à Bruxelles (exposition Extra du 20/04 au 17/09/2023 avec Candice Breitz), intitulée Herbier, une installation vidéo en collaboration avec Gita Serraj interroge la colonialité du savoir. En effet, en s’inspirant de l’ouvrage de Samir Boumediene (La Colonisation du Savoir, une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » 1492-1750) l’artiste met en évidence une pratique d’usurpation de la connaissance par les autorités coloniales et les scientifiques. Ceux-ci s’appuyaient sur le savoir des populations locales pour découvrir les propriétés des plantes que les indigènes utilisaient en se basant sur une expertise développée dans le temps et transmise par la culture orale. Ils rédigeaient ensuite des ouvrages dont il s’attribuait tout le mérite et poussaient le vice jusqu’à renommer ces plantes de noms latins ou de leurs noms respectifs. La puissance d’un œuvre d’art réside dans sa force poétique (pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe) ainsi que dans sa capacité à interroger certaines réalités. Lorsque le spectateur est ainsi confronté à des interrogations, et qu’il trouve les réponses par lui-même, il est alors plus facile de lui exposer une vision critique et originale du système en place. Cela n’empêche pas certaines résistances, puisque le système capitaliste et néolibéral actuel a pour caractéristique de se renouveler constamment. Il va ainsi absorber la critique et l’intégrer en la neutralisant. C’est ainsi que la promotion de l’alimentation locale et durable, le commerce équitable, les pratiques de traçabilité sont aujourd’hui proposées comme des alternatives « safe » mais sont en réalité facilement et réellement contournées.

Voici quelques exemples des problèmes souvent associés aux industries de certains produits précités :

  1. Production de bananes : La production de bananes est souvent liée à des problèmes sociaux, tels que des conditions de travail précaires, des salaires bas et des droits des travailleurs limités. Dans certaines régions, il existe des conflits concernant l’accès à la terre et l’exploitation des ressources naturelles, entraînant des impacts environnementaux négatifs tels que la déforestation et l’utilisation intensive de pesticides.

  2. Production d’avocats : L’essor de la demande d’avocats a conduit à une intensification de la production dans certaines régions, comme en Amérique latine. Cela a entraîné des problèmes tels que la déforestation pour créer de nouvelles plantations, l’utilisation excessive de l’eau dans les zones où l’eau est déjà rare, ainsi que des conflits fonciers avec les populations locales. De plus, le transport des avocats sur de longues distances a un impact environnemental en termes d’émissions de gaz à effet de serre.

  3. Production de cacao : L’industrie du cacao est confrontée à des problèmes tels que le travail des enfants, la déforestation, l’exploitation des travailleurs et la faible rémunération des producteurs. Les pratiques agricoles non durables, y compris l’utilisation excessive de pesticides et la conversion de terres forestières en plantations de cacao, ont des conséquences néfastes sur la biodiversité et les écosystèmes locaux.

  4. Production de mangues : La production de mangues peut être associée à des problèmes similaires à ceux de la production d’autres fruits tropicaux. Cela peut inclure l’utilisation de pesticides, la dégradation des sols, l’utilisation excessive de l’eau et des conditions de travail précaires pour les travailleurs agricoles.

  5. Production d’amandes : La culture intensive des amandes nécessite une quantité importante d’eau, ce qui peut avoir des conséquences sur les ressources en eau locales, en particulier dans les régions où l’eau est déjà limitée. De plus, certaines pratiques de production d’amandes ont été associées à des problèmes environnementaux, notamment la déforestation et l’utilisation de pesticides.

  6. Industrie des sodas comme Coca-Cola : Les sodas sont souvent critiqués pour leur teneur élevée en sucre et leur contribution à des problèmes de santé tels que l’obésité et le diabète. En outre, l’industrie des sodas peut être impliquée dans des questions liées à l’exploitation des ressources en eau, la pollution plastique due aux emballages et les pratiques de marketing ciblant les communautés défavorisées.

Il est important de noter que tous les producteurs et entreprises ne sont pas concernés par ces problèmes, et certaines initiatives cherchent à promouvoir des pratiques plus durables et équitables, comme de la production de soda ou de bananes en Belgique. Cependant, il est crucial de soutenir une production alimentaire plus responsable en favorisant des produits issus à défaut de mieux, du commerce équitable, de l’agriculture biologique et de sources durables, tout en exigeant des normes sociales et environnementales élevées de la part des entreprises alimentaires. Il est indéniable que l’histoire de l’exploitation économique et des échanges inéquitables a eu un impact significatif sur de nombreuses régions du monde, en particulier les pays colonisés et ceux qui ont été historiquement marginalisés. Les chiffres exacts concernant les bénéfices accumulés par l’Occident grâce à cette exploitation massive peuvent varier selon les sources et les contextes spécifiques, mais il est clair que ces bénéfices ont été considérables. Pendant les périodes coloniales, de nombreuses ressources naturelles et produits agricoles ont été extraits des colonies pour alimenter les industries occidentales. Cela a généré d’importants profits pour les puissances coloniales et les entreprises occidentales, tandis que les populations locales étaient souvent exploitées et privées de leurs ressources.

Il est également important de reconnaître que l’impact économique et social de cette exploitation continue de se faire sentir de nos jours. Les pays qui ont été historiquement exploités ont souvent été maintenus dans des situations de dépendance économique et de désavantage structurel, ce qui a entravé leur développement et leur autonomie. Afin de promouvoir une justice économique et sociale, il est crucial de reconnaître ces inégalités historiques et de travailler à des solutions durables et équitables. Cela peut impliquer la promotion de pratiques commerciales justes, la réparation des injustices passées, le soutien au développement économique des pays marginalisés et la promotion de politiques économiques inclusives et égalitaires. La « performance cuisinée et politique » d’Eva Doumbia, Autophagies est un point de départ intéressant pour commencer à interroger ce qui se trouve dans nos assiettes. On découvre ainsi que les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être. Que des aliments que nous associons volontiers à certaines régions du monde n’y sont en fait, pas endogènes et qu’ils y ont été importés : la pomme de terre, la mangue, le riz, etc. Ces prises de conscience ouvrent un regard plus critique sur ce qui est véritablement écologique ou pas, par exemple. À l’heure où le continent africain cherche des solutions pour nourrir sa population et sortir d’une misère économique, il me paraît judicieux de prendre conscience de tous ces enjeux cachés.


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