D’abord les Italiens. Puis les Français, les Allemands, les Espagnols, et bientôt les Québécois. Le passeport culturel est en voie de devenir la mesure de soutien à la demande la plus visible et peut­-être aussi la plus inspirante, car elle s’adresse spécifiquement aux nouveaux publics. L’idée italienne du Bonus Cultura, rebaptisé 18 App., est toute simple : offrir en cadeau un bon d’achat de produits et services culturels de 500 € à chaque citoyen le jour de ses 18 ans, âge de la majorité dans ce pays.

Entre 2016 et 2022, près de 2,5 millions de jeunes italiens se sont inscrits pour en bénéficier, représentant une valeur d’achat de plus de 1,1 milliard € sur 7 ans. Au cours des trois premières années, le Bonus Cultura avait conduit à une hausse de la lecture chez les 18/21 ans, avec 80 % des transactions portant sur les livres universitaires, contribuant ainsi à l’accessibilité aux études supérieures.

En France, le Pass Culture est le deuxième opérateur du ministère de la Culture derrière la Bibliothèque nationale de France avec une dotation budgétaire de 208,5 millions d’euros en 2023. Le crédit de 500 € valide sur 24 mois accordé aux jeunes de 18 ans au lancement du programme a été réduit à 300 €. Déployé dans toute la France depuis mai 2021, étendu en 2022 aux jeunes de 15 ans et plus et aux élèves à partir de la 4ème (montant accordé : 20 €), il sera ouvert aux jeunes de 6ème et 5ème en 2023 (montant accordé : 30 €). Comme en Italie, le milieu de l’édition est le premier bénéficiaire de la mesure, le livre y représentait plus de 56 % des dépenses, dont le tiers vers le manga, en date d’avril 2022. Les livres scolaires et parascolaires sont exclus. Les dépenses numériques (y compris les abonnements aux services en ligne étrangers et jeux vidéos) sont plafonnées à 100 euros. Plus de 2,1 millions de jeunes sont aujourd’hui inscrits sur l’application et 14 millions de réservations de produits culturels ont été opérées via le Pass. 87 % des jeunes concernés ont acquis un bien culturel par cet intermédiaire.

Dans son rapport sur le budget 2023 fait au nom de la commission des finances, le sénateur Jean-François Husson fait deux constats dignes de mention : « Il s’agira notamment de vérifier que le Pass ne serve pas au financement d’achats liés au parcours scolaire et qu’il contribue à faire évoluer des pratiques culturelles. L’accent doit notamment être mis sur l’accès au spectacle vivant. (…) Au-delà de la question de la médiation culturelle, un accent doit également être mis sur l’accès des jeunes non-scolarisés au Pass. Seuls 3,7 % des inscrits sur l’application ont ainsi déclaré ne pas être scolarisés. Ce ratio est plus faible que le nombre de jeunes non-scolarisés rapporté à l’ensemble de la population visée. »¹

Le gouvernement espagnol semble avoir entendu l’appel du sénateur Husson. Afin d’encourager une diversification des pratiques culturelles, les règles d’utilisation du bon d’achat Bono Cultural Joven de 400 euros accordé à chaque jeune de 18 ans sont plus contraignantes : 200 euros sont réservés aux arts vivants, au patrimoine culturel et aux arts plastiques et audiovisuels, 100 euros pour les produits culturels sur support physique, et 100 euros pour une consommation culturelle en ligne ou en format numérique. Les manuels scolaires, les instruments de musique, le matériel artistique, les articles de mode ou la gastronomie, qui n’ont pas été considérés comme des créations artistiques, en sont exclus. Introduite en juillet 2022 avec un budget de 210 millions d’euros pour la première année, la mesure vise 500 000 jeunes.

En Allemagne, en phase pilote, les premiers résultats pointent dans la même direction qu’en Italie et en France. Les 210 000 utilisateurs ont désormais dépensé 8,6 millions € (sur un budget de 100 millions € réservé par l’État), dont un peu moins de la moitié (4,1 millions €) pour les livres. Malgré des premiers résultats mitigés — le nombre de bénéficiaires actifs étant bien en-deçà des plus de 700 000 jeunes admissibles — les associations des éditeurs et des libraires, des cinémas allemands, des musées et quelques autres appellent à la pérennisation du dispositif en espérant que le temps jouera en sa faveur².

Au Québec, le plus récent budget du gouvernement provincial prévoit l’introduction de la mesure d’ici deux ans, sans en préciser les modalités d’application : pour favoriser la « découverte » et la « consommation » des œuvres québécoises, le gouvernement Legault va élaborer un passeport culturel numérique destiné aux jeunes. Le budget Girard prévoit un investissement de 4,2 M$ sur deux ans pour développer cet outil dont la mission sera de « mettre davantage les jeunes en contact avec l’offre culturelle québécoise ». « Lorsqu’il sera instauré, ce passeport leur permettra d’accéder à des biens et services culturels québécois à un coût avantageux », est-il indiqué dans le budget. Le document ne précise pas l’ampleur des rabais qui s’appliqueront.³

Deux pays d’Asie ont emboîté le pas, ce qui illustre combien la participation culturelle des jeunes est un enjeu partagé pour lequel le passeport culturel a le potentiel d’être une réponse de portée universelle. La Corée du Sud lancera d’ici fin 2024 le « youth culture-arts pass » (le passe culture-arts jeunesse) d’une valeur de 150 000 won (US$ 112) destiné aux 160 000 jeunes ayant atteint 19 ans, l’âge légal de la majorité dans ce pays. À Taïwan, l’application mobile lancée en juin 2023 permet de recevoir une bonification et de gagner des points par tirage au sort en plus de ceux accumulés pour chaque dépense effectuée dans un des 10 000 lieux d’arts et de culture participants. La mesure s’adresse aux jeunes adultes âgés entre 19 et 23 ans. Un incitatif additionnel est offert sous forme de rabais – d’au moins 50 % — pour l’achat avec des points de places réservées aux jeunes adultes. Autre initiative digne de mention : la « Kulturepass » de la ville de Vienne en Autriche vise à favoriser l’accès universel aux arts et à la culture en étant accordée aux rentiers de l’aide sociale (revenu minimum ou aide d’urgence) ou d’une pension de retraite minimale, aux chômeurs, réfugiés, personnes au niveau ou sous le seuil de pauvreté et les enfants ou les jeunes dont les parents vivent dans de telles situations.

Conclusion

Le dispositif de passeport culturel est une innovation importante. D’abord, il s’agit d’un renversement complet de l’équation : plutôt que d’accorder des aides publiques aux créateurs et diffuseurs de contenus culturels, c’est à l’utilisateur final de déterminer où ira le financement. Les opérateurs culturels qui souhaitent en bénéficier doivent obligatoirement être inscrits pour être accessibles depuis l’application à partir de laquelle les transactions sont effectuées. Ensuite, la mesure s’adresse à tous les jeunes d’un même groupe d’âge, peu importe le statut socio-économique.

Lorsque j’étudiais les communications à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) il y a 40 ans, on nous apprenait les 4 P du mix marketing regroupant les variables qui influencent la décision d’achat : le produit, son prix, son placement, la promotion. Depuis, le modèle a été élargi à 7 P pour inclure les procédures (interactions avec le client), le personnel (compétences et méthodes de la force de vente) et l’environnement physique (physical environment). Le succès du passeport culturel repose sur trois des sept P du mix marketing : un produit attrayant et diversifié, à la fois dans l’espace physique et numérique ; le prix, principale barrière à la demande ; et les procédures. Le passeport se déploie via une application en ligne en parfait accord avec les nouvelles habitudes de vie et de consommation de la jeune génération. En France, l’application géolocalisée et gratuite du Pass Culture donne accès aux offres culturelles de sa région à partir de son ordinateur ou son téléphone intelligent.

Le passeport culturel offre un autre avantage considérable : la collecte et la compilation de données de consommation en temps réel, ce qui permet d’en évaluer les effets, par profil socio-économique, par région, d’une cohorte à l’autre, de façon longitudinale… Comme elle concerne toutes les disciplines artistiques et aussi bien les opérateurs publics que privés, le passeport culturel a le potentiel de devenir un puissant vecteur d’action concertée et d’évaluation de l’efficacité des mesures de soutien à l’offre par rapport à la demande. Dans le but de mieux documenter la participation culturelle aux différents âges de la vie, il pourrait être intéressant d’étudier la faisabilité et les incitatifs susceptibles d’amener l’ensemble de la population à faire usage de la plateforme en ligne. On pourrait par exemple l’étendre progressivement en y gardant les bénéficiaires du programme ayant passé l’âge d’admissibilité.

Notes et références

  1. Rapport général fait au nom de la commission des finances (1) sur le projet de loi de finances pour 2023, par Jean-François Husson, Sénateur. Annexe n°8 Culture, p. 13

  2. Allemagne : les acteurs culturels font l’éloge du KulturPass, Actualitte, 23 octobre 2023. https://actualitte.com/article/113991/international/allemagne-les-acteurs-culturels-font-l-eloge-du-kulturpass

  3. Budget Girard : les jeunes auront un « passeport culturel numérique », Le journal de Québec, 21 mars 2023. https://www.journaldemontreal.com/2023/03/21/budget-girard-les-jeunes-auront-un-passeport-culturel-numerique


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