Dans un contexte où très peu d’Africains connaissent leur histoire, la guérison nationale est encore en processus. Cet article présente les enjeux et les défis de la restauration de la mémoire d’un pays africain, le Cameroun, mais il pourrait s’agir de tant d’autres, comme la RDC, du Mali, du Burkina Faso.

Cette analyse examine, à travers un exemple récent, les difficultés qui émergent dans les relations entre anciens pays colonisés et anciens pays colonisateurs. Elle se concentre sur les gestes et la reconnaissance dans l’espace muséal de figures de la lutte anticoloniale.

À la lumière des actes forts posés par l’Allemagne et la France dans l’esprit d’un renouveau des relations entre ces pays européens et leurs anciennes colonies, ce texte pose la question, en creux, de la position ou de l’absence de position forte de la Belgique à l’égard de ses ex-colonies. Il porte un regard critique sur les démarches sentimentales, tant d’un côté que de l’autre, du mouvement décolonial envers les musées et les lieux de mémoire. Il interroge l’attitude de l’Europe, et donc de la Belgique, face aux efforts que font les pays africains pour la construction d’une identité nationale inclusive et respectueuse du passé.

Au Cameroun, le passé est encore douloureux. La traite négrière, la colonisation et la guerre d’indépendance ont laissé des traces indélébiles dans l’esprit de ceux qui en ont fait les frais. Cependant, depuis quelques années, la question de la mémoire s’impose avec force dans l’actualité et même dans les débats. Pour l’aborder, le gouvernement camerounais a opté pour une approche qui consiste à rendre hommage aux acteurs importants de cette période.

Le 30 août 2023, Adolf Ngosso Din est entré au panthéon des nationalistes camerounais. Son portrait accroché au Musée national, dans l’espace des grandes figures de l’histoire du Cameroun, témoigne de la reconnaissance de la Nation à ce héros de la résistance pendu le 8 août 1914 par les Allemands, aux côtés du chef Rudolf Douala Manga Bell. De son côté, l’Allemagne, a, le 7 octobre 2022 inauguré une rue Rudolf Douala Manga Bell à Ulm. Cette inauguration a été un geste fort par lequel l’Allemagne a accepté de regarder son passé colonial.

Plus tôt, en 1991, une loi promulguée par le président Paul Biya portait déjà réhabilitation de certaines figures de l’Histoire du Cameroun. Ont donc été réhabilités par cette loi des figures comme Amadou Ahidjo, Ruben Um Nyobe, Felix Moumié, et Ernest Ouandie. Certains experts estiment que cela n’a pas véritablement fait avancer le débat, rien ou presque n’ayant été fait pour permettre à la nouvelle génération d’en savoir plus sur un passé enfoui. « Les enjeux des questions mémorielles ne relèvent ni du folklore, ni des rodomontades. Ils relèvent de l’édification d’une conscience nationale, d’une culture nationale, de la connaissance de notre histoire », précise Albert Moutoudou, président du parti politique UPC-MANIDEM.

Loin du champ politique, des associations de la société civile se mobilisent pour mettre les Camerounais face à leur histoire. La Route des Chefferies, organisation de préservation du patrimoine culturel, présente depuis juin 2023 au Musée des Civilisations du Cameroun à Dschang une exposition itinérante : « Indépendance du Cameroun, libérons la mémoire ». « Le poids de l’Histoire est un devoir de mémoire. L’enjeu mémoriel de la réécriture de l’Histoire se situe entre le souvenir du passé et la réappropriation. Ainsi, réécrire la mémoire des nationalismes est un enjeu majeur, car après la lutte de libération, c’est la lutte contre l’oubli », argumente Sylvain Djache Nzefa¹, commissaire de l’exposition et coordonnateur général de la Route des Chefferies.

Les visiteurs, de moins de 30 ans pour la plupart, trouvent sur les murs du musée, des éléments qui aident à comprendre des réalités du présent comme la montée en puissance dans certains pays, anciennes colonies de la France dont fait partie le Cameroun, d’un profond « sentiment anti-français ». Lequel se manifeste par des mouvements de contestation de la politique française.

Sentiment anti-français

Dans un article publié sur le site Conflits², le diplomate et homme politique français Jean Marc Simon reconnaît que « s’il est indéniable qu’il existe un certain ressentiment à l’égard de notre pays (France), il faut, je crois, rappeler que ces réactions de rejet ne sont pas nouvelles et que dans le passé, à de nombreuses reprises, des manifestations d’exaspération, voire même de colère, ont pu se produire (…) la relation entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne n’est certainement plus la même aujourd’hui que celle qui prévalait encore à la fin des années quatre-vingt, au moment où s’achevait la Guerre froide ». Cependant, le flou maintenu autour de l’histoire réelle dessert tant les anciens pays colonisés que le colonisateur. Il est difficile de parler de mémoire à un peuple qui ne connaît pas bien voire pas du tout son histoire. « Les jeunes sont facilement instrumentalisés et nourrissent allégrement les manifestations anti-françaises. Ces jeunes n’ont pourtant connu ni la colonisation, ni même pourrait-on dire la « Françafrique » qui déjà avait pratiquement cessé d’exister au moment de leur naissance. Un subsaharien sur deux a aujourd’hui moins de quinze ans », poursuit celui qui a été ambassadeur de France au Gabon et en Côte d’Ivoire.

Permettre aux jeunes Camerounais d’en savoir plus sur leur histoire est l’objectif principal du Comité scientifique³ chargé de la rédaction de l’Histoire générale du Cameroun, créé en août 2020 par le Ministre des Arts et de la Culture. Cette réécriture permettra de comprendre pourquoi l’immigration clandestine séduit de plus en plus les jeunes.

Immigration clandestine

L’Europe est en ce moment confrontée au phénomène d’immigration clandestine. Alors que plusieurs semblent surpris par ce phénomène, pour d’autres cela sonnait déjà comme une évidence. Dans un article publié sur le site CADTM⁴, Saïd Bouamama affirme : l’« immigration est la fille de la colonisation ». Au Cameroun, comme dans plusieurs autres pays d’Afrique, l’idée selon laquelle la colonisation est responsable du sous-développement est bien enfouie dans les consciences.

Réconciliation des mémoires

Pour rééquilibrer le jeu et se départir de toutes les accusations qui pèsent contre elle, la France qui souhaite une restauration de l’histoire a mis en place une commission composée d’experts des deux pays, coprésidée par l’artiste camerounais Blick Bassy et l’historienne française Karine Ramondy. Emmanuel Macron affirme : « des historiens se sont penchés sur ce passé : ils nous disent qu’un conflit a eu lieu, le mot guerre est employé. C’est aux historiens de faire la lumière sur le passé ». Passé les premiers émois, la commission travaille à recueillir les témoignages sur le terrain, dans la discrétion. Elle devra rendre son rapport final fin 2024.

Comme beaucoup d’autres scientifiques camerounais, le Pr Jacob Tatsitsa, coauteur du livre « Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique » (1948-1971), interviewé par Le Monde Afrique⁵, ne cache son scepticisme face à l’approche de la France pour traiter cette question : « Je m’attendais à la reconnaissance de cette guerre, à des excuses officielles et à l’annonce du début du processus de réparation. J’ai plutôt assisté à un contournement de cette reconnaissance par le stratagème de la création d’une commission d’historiens français et camerounais. Cette façon de procéder est suspecte à mes yeux, parce que celui qui tient le porte-monnaie a souvent le dernier mot et dicte quoi faire. J’ai donc peur d’une historiographie sous contrôle étatique ».

Le Cameroun n’est pas la seule ancienne colonie de la France où cette dernière est engagée dans la sauvegarde de la mémoire. En Algérie, 60 ans après l’indépendance, les cérémonies de commémorations ont lieu en France et en Algérie. Dans une interview à TV5Monde, la journaliste Nadia Henni Moulai⁶ explique : « on voit bien qu’il y a un malentendu. Entre ce qu’on nous apprend à l’école et ce qu’on découvre sur le tard concernant la colonisation française… Je pense à la Kanaky, à Madagascar, Haïti… Parce qu’il n’y a pas que l’Algérie. Mais il y a aussi un malentendu. Et parfois ce malentendu peut venir se greffer sur d’autres colères. Comme par exemple le fait d’être victime de discrimination, d’ostracisme, de racisme. Du coup, ça fait un cocktail explosif ».

Notes

  1. Dans le catalogue de l’exposition « Indépendance du Cameroun, libérons la mémoire », 2023

  2. Revue Conflits ; « le sentiment anti-français en Afrique : de quoi parle-t-on ? » Jean Marc Simon, 2023

  3. Stopblablacam, décembre 2021, « Le Cameroun veut réécrire son Histoire générale »

  4. CADTM, « Colonisation et immigration », Saïd Bouamama, mai 2023

  5. Cameroun : « La création d’une commission d’historiens est un stratagème pour contourner la reconnaissance des massacres coloniaux », Monde Afrique, 2022

  6. « 60 ans de l’indépendance d’Algérie : La question mémorielle n’est toujours pas réglée », TV5Monde, 2022


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