Introduction

En 2019, la Commission européenne a lancé le Green Deal européen, une stratégie de transformation visant à parvenir à un continent climatiquement neutre d’ici 2050, avec le potentiel de renouveler le récit du processus d’intégration. Pour atteindre cet objectif ambitieux, la Commission a introduit un ensemble d’outils complémentaires, notamment des mécanismes de financement, des événements et des initiatives symboliques. Dans le cadre de ces initiatives, le New European Bauhaus (NEB) a été conçu pour diffuser les principes du Green Deal auprès d’un public plus large. Basée sur le concept “durable, ensemble, beau”, l’initiative cherche à mettre en œuvre les principes du processus participatif, de la gouvernance à plusieurs niveaux et de l’approche transdisciplinaire afin de favoriser un nouveau récit pour une Europe qui n’est pas seulement soucieuse de l’environnement (plus verte), mais aussi technologiquement avancée (plus intelligente), interconnectée, et qui promeut la cohésion sociale (plus sociale).

Alors que l’écologisation et, plus largement, la durabilité sont devenues des priorités transversales de plus en plus centrales dans les politiques de l’Union européenne, ce document explore les implications des récits durables pour le secteur culturel et les politiques qui le régissent. La mise en œuvre du paradigme “durable” présente des défis à la fois pour la politique culturelle et pour son domaine. Ces obstacles découlent non seulement des caractéristiques inhérentes à la politique elle-même — le principe de subsidiarité — mais aussi du conflit entre le paradigme durable et le principe dominant de la politique culturelle, à savoir l’intégration culturelle par le biais de la mobilité transnationale.

Cet article élude la tendance à l’écologisation de la politique culturelle de l’UE en mettant d’abord l’accent sur l’initiative New European Bauhaus, puis en discutant des actions complémentaires soutenues par le programme Europe Créative. Il pose la question de savoir si cette évolution vers la durabilité remet en question le récit établi de l’intégration culturelle. En donnant un aperçu de ces pratiques, une question critique se pose : les récits “verts” et “durables” remplaceront-ils l’accent mis depuis longtemps sur l’intégration culturelle favorisée par les projets culturels ? Quelles seront les implications de ce changement, et à quel prix ?

L’écologisation en plein essor : le Green Deal européen

Trois aspects principaux ont renforcé la légitimité du Green Deal européen au sein de l’Union européenne : l’autonomisation progressive de la zone euro, les défis auxquels est confrontée l’Union économique et monétaire et les réponses innovantes à la crise pandémique (Bevilacqua et Chiti 2024, 19). Le Green Deal, lancé par la Commission Von der Leyen en 2019, offre une nouvelle perspective sur le processus classique d’intégration européenne, en adoptant une stratégie politique tournée vers l’avenir et soutenue par un récit plus cohérent. Il appelle explicitement à un effort concerté de la part de divers acteurs économiques, sociaux et culturels pour parvenir à une transformation ambitieuse en un continent climatiquement neutre d’ici 2050, tout cela en inversant le récit traditionnel de l’intégration. Pour soutenir les objectifs du pacte d’une “Europe plus juste, plus verte et plus numérique”, l’UE de la prochaine génération (2020) a alloué des programmes de financement dédiés à la crise climatique (600 milliards d’euros), à la biodiversité (100 milliards d’euros) et à d’autres actions symboliques complémentaires, parmi lesquelles le New European Bauhaus.

Cette stratégie ambitieuse, qui vise des transformations systématiques tant au niveau vertical qu’horizontal, présente des aspects novateurs, notamment l’inclusion de tous les États de l’Union européenne (et pas seulement ceux de la zone euro) et, surtout, la mobilisation d’un large éventail de politiques, de la politique industrielle à la politique environnementale (ibidem) et même à la politique culturelle. Ces éléments font de l’écologisation non seulement une question transversale entre diverses politiques, mais aussi une stratégie holistique dans le contexte plus large de l’Union européenne — formant une forme spécifique d’arrangement institutionnel — semblable à la stratégie de Lisbonne (cf. Radaelli et Borras 2011, 464). Dans ce nouveau cadre, l’étude de la contribution réelle du secteur culturel à cette stratégie plus large est une tâche ambitieuse mais cruciale à entreprendre.

Le nouveau Bauhaus européen, un point de repère symbolique

Dans le but de “rapprocher le Green Deal européen de l’esprit et du foyer des citoyens” (CE, 2021), le New European Bauhaus (NEB) a été annoncé par la présidente de la Commission, Ursula Von Der Leyen, dans son discours sur l’état de l’Union en 2020. Lancée en 2021 pour relier le Green Deal européen aux modes de vie des citoyens de l’Union, et pour trouver des solutions tangibles, durables, belles et inclusives améliorant notre quotidien, l’initiative a l’ambition de réunir l’architecture, l’innovation, la science et le design.

Cette initiative a été pensée comme “l’expression culturelle du Green Deal européen” (Volgger, 2022, p. 1) et visait à agir comme un générateur de nouvelles imaginations et comme “une école de pensée et de pratique” (Mazzucato et al., 2020) pour ce dernier. Cependant, le caractère hautement symbolique de l’initiative, ainsi que le manque de concrétisation des actions, ont déjà été soulignés par le Parlement européen comme un risque pour sa mise en œuvre concrète (PE, 2024, p. 11).

Dans sa conception, le NEB comprend trois phases distinctes : la conception, la livraison et la diffusion, et il prévoit sa mise en œuvre par le biais d’un appel ouvert soutenu par des plans de financement, des stratégies de labellisation, des prix avec une enveloppe monétaire de 30 000 euros par projet, et un festival de clôture à Bruxelles en 2024. Se référant conceptuellement au mouvement Bauhaus, dont l’objectif était d’unir l’art et le design fonctionnel pour améliorer la vie, l’ambition du NEB était de repositionner l’art et l’architecture non seulement comme un outil d’imagination, mais aussi comme un moteur pour stimuler l’innovation et les changements structurels à plusieurs niveaux.

En facilitant la rencontre entre la culture, l’environnement, l’écologisation et la participation, l’objectif global était de garantir l’aspect social et culturel d’une transformation structurelle vers “une Europe plus compétitive, plus intelligente, plus verte, plus connectée et plus sociale” (CE, priorités de la politique de cohésion de l’UE 2014­2020). Le projet comprend des principes participatifs et transdisciplinaires avec de grands axes thématiques axés sur “la reconnexion avec la nature, la reconquête d’un sentiment d’appartenance, la priorisation des lieux dans le besoin et la réflexion sur le cycle de vie” (CE 2021, p.6). Dans le document officiel, l’ONE est défini comme “un projet d’espoir et de perspective [qui] apporte une dimension culturelle et créative au Green Deal européen afin de renforcer l’innovation, la technologie et l’économie durables” (EC 2021, p. 2).

Pour atteindre ces macro­objectifs, l’ONE adopte une interprétation plus large du terme de durabilité, qui va au­delà des stratégies d’écologisation et englobe des préoccupations complémentaires, telles que le bien­être, la liberté artistique, les droits culturels et l’équité. Cet effort d’intégration de la durabilité dans tous les secteurs met en évidence le passage d’une approche purement environnementale à une perspective sociale et culturelle plus large. En bref, le rôle potentiel de la culture dans la stratégie à plusieurs niveaux du Green Deal est exploré dans le cadre, la gouvernance et les activités de l’ONE.

Concrètement, pour garantir la mise en œuvre des principes de l’ONE sur le terrain, la Commission a intégré l’ONE dans divers programmes de l’UE, tels que les programmes de la politique de cohésion 2021­2027 (CE, 2023), le programme Europe créative, le programme Erasmus+, Horizon Europe, le Corps européen de solidarité et l’Europe numérique¹.

En résumé, si le Green Deal apparaît comme une stratégie globale et ambitieuse de haut en bas, le New European Bauhaus est complémentaire, car il déclenche des initiatives agiles, locales et participatives sur le terrain et des réponses de bas en haut en mobilisant un ensemble d’outils politiques divers (lignes directrices, cadre, processus et événements). En conclusion, on peut observer que l’ONE a occupé une position clé dans la conception de l’arrangement institutionnel du Green Deal afin d’engager à la fois les États membres et les organisations de la société civile. Tout cela dans le but de co­concevoir et de diffuser un nouvel ensemble de valeurs, d’objectifs et de résultats sociétaux (Mazzucato et al. 2020, 11) favorisant la diffusion des préoccupations sociales et culturelles et ne renouvelant pas, en fin de compte, le sens du processus d’intégration.

L’écologisation de la politique culturelle de l’UE par un engagement ascendant

Le principe fondamental de la politique culturelle de l’Union européenne est de préserver la riche diversité culturelle de ses États membres tout en encourageant la mobilité des biens culturels et des professionnels d’un pays à l’autre. Cette double approche vise à établir une vision à long terme pour un récit culturel européen unifié, favorisant une identité européenne partagée et un sentiment d’appartenance parmi tous les États membres. Cependant, la création d’un tel récit singulier a été confrontée à de nombreux défis au fil des ans, principalement en raison de la résistance des États membres qui souhaitent conserver leurs identités culturelles uniques.

Dans ce contexte, le concept de durabilité se présente comme une alternative potentielle au récit politiquement sensible de l’intégration culturelle. Cependant, le paradigme de la durabilité pose des tensions significatives avec deux principes bien établis de la politique culturelle. Premièrement, il remet en question le paradigme de la mobilité, qui donne la priorité à la circulation des biens et des professionnels de la culture entre les pays. Deuxièmement, une évolution vers la durabilité pourrait nécessiter une réévaluation des paradigmes économiques et d’innovation, qui ont mis l’accent sur l’éducation et l’innovation dans les secteurs créatifs pour favoriser la cohésion sociale, le bien­être des citoyens et la croissance économique (Parlement européen [fiche d’information], n.d. 2019). Enfin, des inquiétudes se font jour quant à la manière dont le nouveau cadre de “durabilité” pourrait entrer en conflit avec l’équité sociale au sein du paysage culturel de l’UE, notamment en ce qui concerne la mobilité des professionnels de la culture, en particulier si l’on tient compte de la diversité géographique. L’illustration de la manière dont le programme Europe Créative (2021-2027) — le principal programme de l’UE responsable des questions culturelles — a intégré les principes de durabilité dans ses priorités nous aide à mieux comprendre les avantages potentiels et les menaces de ce changement pour le secteur culturel dans son ensemble.

L’écologisation dans le contexte du programme Europe Créative se réfère à ce qui suit :

  1. les projets soutenus qui poursuivent volontairement des objectifs écologiques de promotion de la durabilité et de lutte contre le changement climatique, soit comme objectif principal, soit parallèlement à d’autres objectifs tels que la création culturelle ou artistique, l’innovation, l’inclusion sociale, etc.

  2. les projets soutenus par le Programme Europe Créative qui prennent des décisions et mettent en œuvre des activités correspondantes pour réduire leur impact environnemental, y compris l’impact des activités des projets soutenus sur le changement climatique (CE, Europe créative 2021).

Dans sa définition officielle, l’écologisation sert à la fois de levier pour la durabilité dans des actions concrètes alignées sur la lutte contre le changement climatique, et de catalyseur pour d’autres objectifs complémentaires plus larges, tels que “la création artistique, l’innovation, l’inclusion sociale”. Plus précisément, les deux priorités transversales de l’appel à propositions d’Europe Créative, auxquelles tous les bénéficiaires doivent répondre, sont “l’écologie” et “l’inclusion”, tandis que la “durabilité” (Green Deal, y compris New European Bauhaus) est incluse dans les autres priorités du programme. En réponse à ces critères, les réseaux européens, les plateformes et les projets de coopération culturelle ont articulé leurs initiatives en conséquence.

Par exemple, la plateforme Perform Europe visait à “créer un environnement plus durable, plus équitable, plus inclusif et plus accessible pour les projets de tournée et de diffusion des œuvres d’art des arts du spectacle.” Cette sélection de projets dans le cadre de l’action contribuera à faire de l’Europe créative, en particulier à rehausser le profil du secteur des arts du spectacle en termes de contribution et d’implication dans un environnement plus durable, équitable et inclusif, créant un environnement pour tous, indépendamment des capacités ou des handicaps”². Les réseaux soutenus par l’Europe créative, tels que l’IETM, ont organisé l’École verte et ont mis l’accent sur l’utilisation du terme durable plutôt que vert uniquement (voir la publication de l’IETM Climate Justice : Through the Creative Lens of the Performing Arts³ et la conférence Burn-Out : Care).

D’autres plateformes européennes se sont concentrées sur les conditions de travail des artistes et sur l’équité des revenus. L’initiative Culture Moves Europe a mis l’accent sur la mobilité individuelle des artistes et les bourses de résidence qui s’alignent sur les paradigmes de l’écologie et de la durabilité⁴. Des projets de coopération, tels que “STAGES — SUSTAINABLE THEATRE ALLIANCE for a Green Environmental Shift”, qui réunit 12 théâtres partenaires en Europe et en Asie, une université et un réseau européen de théâtres et se positionne comme “un laboratoire d’expérimentation visant à contribuer à la transition écologique et sociale du secteur théâtral en Europe”, en s’appuyant sur les 17 objectifs de développement durable définis par les Nations unies⁵, “Forest Encounters”, dans lequel les artistes contribuent à la restauration de la nature, et “Land of Butterflies”, qui se concentre sur la récupération et la transmission de la mémoire et des empreintes des femmes dans l’héritage culturel des territoires ruraux.

Tant les plateformes transnationales établies que les organisations de base ont expérimenté l’adoption de la durabilité environnementale, économique et sociale comme objectif à long terme, en soulignant l’importance de changer les comportements.

En conclusion, si le paradigme “durable” offre une approche plus complète qu’une simple “écologisation”, englobant à la fois les priorités d’Europe Créative en matière de responsabilité environnementale et d’inclusion, il reste encore des défis importants à relever. L’établissement d’un lien efficace entre la durabilité et d’autres préoccupations cruciales dans ce domaine, telles que la liberté artistique, les droits culturels et la justice, nécessite un développement plus approfondi, tant sur le plan conceptuel qu’empirique. Et, outre l’accent mis sur la dimension culturelle au cœur de l’ONE, il existe encore aujourd’hui une lacune critique dans notre compréhension de la manière dont la durabilité pourrait être plus concrètement articulée au sein du secteur culturel. D’après cette brève analyse, la durabilité se positionne d’une part comme une contribution à l’éducation climatique dans le cadre d’initiatives culturelles réfléchies, et d’autre part elle cherche à “inclure une action durable sur les aspects artistiques, humains, sociaux, économiques et environnementaux” (EPT, PEARLE 2023) de manière plus large.

Conclusion

Depuis 2019, l'”écologisation” est devenue une priorité ambitieuse dans le paysage politique de l’UE et la durabilité a servi de principe de base. L’attention croissante portée à la durabilité environnementale, sociale et culturelle représente une opportunité significative, mais sa mise en œuvre effective est entravée par les défis persistants de la fragmentation verticale et horizontale et du cloisonnement des politiques.

Dans ce contexte, l’initiative de l’ONE occupe une position clé dans la création de la forme spécifique de l’arrangement institutionnel et du cadre requis dans le cadre du Green Deal ; en particulier, elle permet une exploration ascendante des principes durables. Globalement, le projet cherche à mettre en œuvre les principes du processus participatif, de la gouvernance à plusieurs niveaux et de l’approche transdisciplinaire afin de favoriser un nouveau récit pour l’Europe, basé sur le renouvellement des valeurs sociales et culturelles. En outre, cette initiative propose une reconnaissance claire du potentiel de la culture à favoriser les connexions, à diffuser les connaissances et à améliorer l’alphabétisation autour des principes de durabilité et d’écologisation à travers divers secteurs, atteignant ainsi un public plus large. En fait, à cette occasion, la culture a été officiellement reconnue comme un pont et un élément symbolique dans la communication du Green Deal avec la sphère publique. En outre, dans le contexte du programme Europe créative, la “durabilité” figure parmi les priorités, englobant à la fois le Green Deal et les initiatives du New European Bauhaus.

En résumé, l’article a mis en évidence le rôle potentiel de la culture dans le passage au paradigme de la durabilité au sein des politiques et des programmes de l’UE. Cependant, en ce qui concerne la mise en œuvre concrète des principes durables et écologiques au sein de la politique culturelle de l’UE, deux tendances clés ont été soulignées et méritent d’être explorées plus avant. Premièrement, des défis persistent dans la traduction de ces principes en actions concrètes au niveau des pratiques opérationnelles, en atténuant la tension entre les modèles de mobilité et de durabilité. Deuxièmement, un changement potentiellement important en termes de narration est en cours : l’accent traditionnel mis sur une identité européenne commune pourrait évoluer vers un concept unificateur centré sur la durabilité et les principes de co-création, qui fonctionnerait comme un unificateur politique. Ce dernier changement ouvre un vaste champ d’exploration pour les praticiens et les chercheurs du secteur culturel.

Références

Notes

  1. https://new-european-bauhaus.europa.eu/get-involved/funding-opportunities_en

  2. https://performeurope.eu

  3. https://www.ietm.org/system/files/publications/IETM_Climate%20Justice_nov%2023_03.pdf

  4. https://culture.ec.europa.eu/calls/culturemoves-europe-third-call-for-residency-hosts

  5. https://theatredeliege.be/en/stages-sustainable-theatre-alliance-for-a-green-environmental-shift/#:~:text=Supported%20by%20the%20European%20Union’s,Goals%20defined%20by%20the%20UN


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