L’année 2023 a vu Bruxelles célébrer l’Art Nouveau, mouvement artistique qui a profondément marqué le paysage urbain et culturel du pays au tournant du XXe siècle, sous l’élan conjoint de urban.brussels et visit.brussels. Cette initiative ambitieuse, alliant patrimoine architectural, histoire de l’art et culture populaire, a offert une vision kaléidoscopique de cet héritage, oscillant entre approche didactique et exploration encyclopédique. De l’exposition «La Grammaire d’Horta» à la mise en valeur du célèbre Palais Stoclet, en passant par des joyaux méconnus tels que la «nouvelle» Maison Hanon (de Paul Hankar), dont sa restauration et réouverture marquent le panorama bruxellois, ou la Maison Cauchie (de Paul Cauchie), cette année thématique a permis de revisiter ce patrimoine sous des angles multiples et parfois inédits.
L’élargissement du spectre de l’Art Nouveau bruxellois au-delà des figures canoniques a favorisé une approche plus inclusive, en contribuant à nuancer le récit dominant, souvent centré sur quelques figures emblématiques, pour offrir une vision plus complexe et diversifiée de ce mouvement artistique.
L’Année de l’Art Nouveau : un succès populaire et une relecture inclusive
Si l’exposition «La Grammaire d’Horta» s’est imposée comme l’un des premiers pivots – en ordre chronologique – de cette commémoration, elle a permis de dépasser la simple admiration esthétique pour entrer dans une compréhension plus fine des principes qui sous-tendent cette révolution architecturale. En déconstruisant le langage de Victor Horta, figure tutélaire de l’Art Nouveau belge, cette manifestation a offert une clé de lecture essentielle pour appréhender l’essence même de ce style. Cette approche analytique, décomposant les éléments constitutifs de l’Art Nouveau pour mieux en saisir la syntaxe visuelle, a fourni un socle théorique solide pour l’ensemble des événements de l’année.
Le succès public de cette initiative est indéniable, avec plus d’un million de visiteurs recensés pour l’ensemble des manifestations liées à l’Art Nouveau à Bruxelles et près de 8 600 Art Nouveau Pass vendus¹. Ces chiffres témoignent non seulement de l’attrait persistant pour ce mouvement artistique, mais aussi de la pertinence des approches adoptées pour le mettre en valeur. La diversité des propositions, allant des expositions académiques, colloques et séminaires, aux visites immersives, en passant par des expériences numériques, a permis de toucher un large spectre de publics.
L’un des aspects les plus novateurs de cette année thématique a été l’exploration des liens entre l’Art Nouveau et la bande dessinée, deux fleurons de la culture belge. L’exposition «Neuvième Art Nouveau» au Centre Belge de la Bande Dessinée a mis en lumière les influences réciproques entre ces deux formes d’expression artistique, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives sur la pérennité et l’actualité de l’esthétique Art Nouveau. L’accent mis sur des créateurs contemporains comme François Schuiten, qui puise largement dans cet imaginaire, a souligné la vitalité et la pertinence actuelle de ce mouvement, au-delà de sa dimension patrimoniale.
Dialogue entre patrimoine, création contemporaine et enjeux internationaux
Tout comme les initiatives mises en place aux Halles Saint-Géry, dont une des plus significatives reste «L’Art Nouveau s’affiche !», centrée sur un florilège d’artistes précurseurs, «et bien d’autres qui s’illustrent sur les murs de la capitale à travers des affiches publicitaires, commerciales ou encore de promotion culturelle. Ces affiches aux formes nouvelles et aux couleurs vives font écho aux audacieuses façades des bâtiments Art Nouveau, conçues comme autant d’estampes en relief». Cela a permis également de reconsidérer la hiérarchie établie au sein même du patrimoine Art Nouveau et l’apport de certains artistes parfois relégués au second plan. Également aux Halles de Saint-Géry, a été mis en scène «L’Art Nouveau, un art pour tous.tes ?», exposition présentée en fin de programmation, et conçue comme une initiative «participative et pluridisciplinaire», en ouvrant des nouvelles perspectives et réflexions sur les interprétations contemporaine du mouvement. Cette opération, qui a connu l’apport des artistes Ayla Kardas, Camille Thiry et Charlotte Burgaud, a exploré les possibilités décoratives offertes par l’Art Nouveau sous un nouveau spectre subjectif, multiple et interactif ; ce qui semble rappeler, d’ailleurs, l’esprit originaire du mouvement, dont les répercussions culturelles ont connu une importante diffusion, surtout à travers l’enseignement de Henry Van de Velde à l’école de La Cambre. L’idée de la création d’une école supérieure – étatique – à la portée de tous, était précurseuse du concept d’art social : «Les artisans, issus de familles à faibles revenus, pourraient ainsi accéder à un enseignement supérieur dans leurs disciplines»².
Néanmoins, cette célébration soulève également des questions cruciales quant à la place du patrimoine Art Nouveau dans la Belgique contemporaine. Le cas emblématique du Palais Stoclet, chef-d’œuvre de Josef Hoffmann inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, cristallise les enjeux de préservation et de valorisation³. Comment concilier l’impératif de conservation avec le désir légitime – et désormais universel – de rendre ces œuvres accessibles au grand public? Cette problématique, loin d’être anecdotique, interroge plus largement le rapport à l’héritage patrimoniale et les modalités de sa transmission.
La dimension internationale de cette initiative mérite également d’être soulignée et questionnée. En mettant en lumière les liens entre l’Art Nouveau belge et ses équivalents européens, notamment à travers l’évocation de figures comme Josef Hoffmann ou l’apport de Henry Van de Velde dans l’école du Bauhaus en Allemagne, cette année thématique a contribué à replacer le patrimoine belge dans un contexte culturel européen plus vaste. Cette perspective n’a toutefois pas permis de gommer certaines particularités locales au profit d’un récit plus homogène.
Transmission, accès et revitalisation du patrimoine Art Nouveau
L’un des aspects les plus prometteurs de cette initiative réside dans son potentiel à susciter une réflexion plus large sur la place du patrimoine dans la société contemporaine. En établissant des ponts entre l’Art Nouveau et des formes d’expression culturelle plus récentes, elle invite à repenser les relations entre patrimoine et création contemporaine. Comment les héritages culturels peuvent-ils nourrir la créativité actuelle sans tomber dans la simple reproduction ou la nostalgie ? Cette question, centrale pour de nombreux secteurs culturels, trouve dans l’Art Nouveau un terrain d’exploration particulièrement fécond. L’approche encyclopédique adoptée a permis de couvrir plusieurs aspects du mouvement dans ses ambivalences, ses divergences, en laissant la place aux débats historiographiques, aux points de vue critiques ; en renouvelant aussi le regard porté au-delà de la simple réaffirmation de son importance historique.
Expérience multiforme, riche d’enseignements et de questionnements et au-delà du succès public indéniable, l’année de l’Art Nouveau offre matière à réflexion sur les enjeux de la valorisation du patrimoine culturel dans nos sociétés contemporaines. Entre célébration d’un héritage unique et interrogation sur sa place dans le passé récent et dans le présent, cette initiative a ouvert et ouvre des pistes profondes et prometteuses pour repenser notre rapport au patrimoine architectural et artistique. Elle invite à poursuivre la réflexion sur les moyens de revitaliser ce patrimoine, non comme un simple vestige du passé, mais comme une source d’inspiration et de créativité pour l’avenir. Le programme, qui sera prochainement transféré à l’année de l’Art Déco, poursuit la transformation de cet élan commémoratif en une dynamique durable de préservation et de réinterprétation créative de l’exceptionnel héritage bruxellois.
Notes
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D’après les informations de Visit Brussels, le nombre de ventes des Art Nouveau Pass monte à 8 568, avec un million de visiteurs (toute activité confondue) et 95 000 visualisations du site web dédié à l’Art Nouveau. Le public, pour la plupart provenant de Belgique (47%), était composé également par une forte composante française (21%), américaine (4%), néerlandaise (5%), mais aussi d’un public fortement international (13%). Merci à Tineke de Waele (Visit Brussels) et Gaétane Liétaert (Brussels Museums), pour les informations et les données partagées.
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AA.VV., Henry Van de Velde et le Bauhaus. Art, industrie et pédagogie, Actes de Colloque, Académie Royale de Belgique, Bruxelles, 15 février 2019, en particulier la contribution de Veronique Boone et Wouter Van Acker, p. 149.
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Stoclet 1911. Restitution, Exposition Musée Royal d’Art et d’Histoire de Belgique, Bruxelles, fruit de la collaboration entre ULB (Faculté d’Architecture La Cambre-Horta), urban.brussels, et le Musée d’Art et d’Histoire. A travers ce projet de recherche, reconstruction et reconstitution digitale, à la veille d’une possible et imminente ouverture, «la Région bruxelloise souhaite non seulement rendre cette connaissance accessible au plus grand nombre, mais aussi construire une base d’information scientifique sur la spatialité du bâtiment et ses décors remarquables. Derrière ce projet de documentation numérique, la recherche conduite par le laboratoire AlICe de la Faculté d’architecture (ULB) entend consolider, autour de la représentation tridimensionnelle de l’édifice, une base de connaissances qui sera enrichie dans le temps. La numérisation des étages, des espaces de service et des jardins du palais Stoclet viendront s’ajouter au travail déjà effectué. Et dans le prolongement, le travail de reconstitution de la collection d’art d’origine se poursuivra de manière à réintégrer progressivement ce double numérique de l’édifice». Merci à l’équipe de urban.brussels pour les informations.