Avant-propos

Depuis sa genèse en 1985, sous l’impulsion de Melina Mercouri, alors ministre grecque de la Culture, le programme des Villes européennes de la culture (nommées par la suite Capitales)² a connu une métamorphose significative, reflet des mutations profondes des politiques culturelles et du rôle de la culture dans le développement urbain et économique européen.

Cette évolution soulève la question de la transformation progressive de ce label, initialement conçu comme un vecteur de relance culturelle et de promotion de la diversité européenne, en un phénomène de « cultourism » – néologisme fusionnant culture et tourisme – répondant davantage à des logiques économiques et d’attractivité territoriale.

À l’origine, les capitales étaient sélectionnées sans véritable processus compétitif par les ministres de la culture des États membres, avec pour objectif de rapprocher la culture du projet européen, comblant ainsi une lacune dans les compétences culturelles à l’échelle communautaire³. Lancée par Melina Mercouri et Jack Lang⁴, qui visaient à mettre en lumière le rôle central des villes européennes dans la promotion et la production culturelle commune, au fil du temps l’initiative des capitales européennes de la culture s’est amplifiée, en renforçant la connaissance et la compréhension mutuelles des expressions culturelles au sein de l’Europe.

Effectivement, les premières éditions, comme Athènes en 1985 ou Florence en 1986, se concentraient principalement sur la valorisation de la magnificence du patrimoine culturel existant, et l’organisation d’événements artistiques de prestige.

Initialement conçu, ainsi, comme une célébration de la diversité culturelle européenne, ce programme a progressivement étendu ses capacités en matière de régénération urbaine et de promotion « cultouristique », soulevant un débat sur sa nature et ses objectifs fondamentaux. Les capitales ont progressivement intégré des formes culturelles plus diversifiées, dépassant le cadre des arts classiques pour inclure la culture populaire, les traditions locales et les pratiques contemporaines.

Du prestige patrimonial à la régénération urbaine : un changement de paradigme

Un tournant majeur s’est opéré avec l’édition de Glasgow en 1990. Ancienne ville industrielle en déclin, Glasgow a exploité son titre de Capitale européenne de la culture comme un levier pour transformer radicalement son image et stimuler sa revitalisation économique. Son succès a marqué un changement de paradigme dans le destin et la perception globale du programme : dès lors, de nombreuses villes (à l’instar de Bilbao, d’où le fameux « effet Bilbao ») ont vu dans ce titre une opportunité de repositionnement stratégique, alliant régénération urbaine, développement économique et promotion touristique.

Ce « modèle » de revitalisation urbaine fondé sur les industries culturelles et créatives s’est étendu à d’autres villes comme Nantes et Lille, qui ont démontré que l’investissement culturel pouvait inverser une trajectoire de déclin et devenir catalyseur de changement. Par ailleurs, une telle évolution s’est accompagnée d’une transformation des stratégies mises en œuvre par les villes candidates et lauréates, sous l’élan de la dernière décision de 2014 du Parlement européen et du Conseil⁵. L’accent s’est progressivement déplacé de la « simple » organisation d’événements culturels aux projets de rénovation urbaine à grande échelle, par la création de nouvelles infrastructures culturelles et par le développement d’une économie créative à grande échelle, avec un accent de plus en plus important sur l’engagement citoyen et la culture immatérielle et intangible.

L’exemple de Lille, Capitale de la culture en 2004, est particulièrement révélateur de cette nouvelle approche⁶. La ville avait mis en place une stratégie globale visant non seulement à organiser des événements culturels de qualité, mais aussi à remodeler son tissu urbain et son économie, en alliance inédite entre secteur public et privé. La création des Maisons Folies, espaces culturels innovants installés dans d’anciens bâtiments industriels, illustrait parfaitement cette volonté de lier régénération urbaine, participation citoyenne et innovation culturelle. De même, l’extension du programme à l’ensemble de la région transfrontalière – y compris sa voisine Belgique – témoignait d’une ambition de développement territorial dépassant largement le cadre initial du programme.

Néanmoins, le processus de régénération urbaine engendré par l’octroi du titre a ramené à la surface – ou parfois amplifié – également des effets secondaires latents, tels que le phénomène de la « gentrification », contraignant certains habitants à quitter les quartiers rénovés.

L’expérience de Gênes (également capitale en 2004) illustre bien ces enjeux⁷. La ville avait profité de l’année du titre pour entreprendre une vaste opération de restauration patrimoniale, notamment dans son centre historique. Si cette démarche avait permis, d’une part, de revitaliser certains quartiers et d’augmenter significativement l’attrait touristique de la ville, d’autre part cela avait engendré quelques doutes sur la durabilité et l’impact de ces transformations sur les communautés locales. Par ailleurs, l’accent placé davantage sur l’attractivité touristique et le « marketing territorial » semblait avoir négligé l’implication citoyenne dans la conception et la mise en œuvre des multiples programmes culturels.

Si la dimension économique et touristique du label s’est progressivement affirmée, parfois au détriment de ses objectifs culturels initiaux, cette tendance a présenté des opportunités indéniables en termes de développement économique et de visibilité internationale pour les villes concernées. Cependant, elle soulève encore des interrogations quant à l’instrumentalisation potentielle de la culture à des fins de marchandisage territorial.

La ville irlandaise de Cork, Capitale européenne de la culture en 2005, incarne bien ces dilemmes et cette « anxiété »⁸. Si l’événement avait généré des retombées économiques significatives à court terme – dans l’année qui précédait et suivait son titre –, son impact culturel à long terme reste encore sujet à des débats houleux entre spécialistes⁹. Les controverses autour de la programmation et de la représentation de la culture locale ont mis en lumière les limites d’une approche trop consensuelle, risquant également de transformer la culture en simple produit de consommation touristique. La focalisation excessive sur les retombées économiques générées par l’année capitale, notamment en termes de fréquentation touristique et de création d’emplois dans les secteurs culturels et créatifs, est devenue un argument majeur pour les villes candidates, mais peut conduire à une certaine standardisation des propositions culturelles.

Défis et tensions : marchandisation, gentrification, héritage et inclusion

Face à ces défis – et préoccupations – croissants, repenser et faire progresser le programme des Capitales européennes de la culture sont devenus une priorité cruciale de l’agenda politique. Les critères de sélection et d’évaluation ont été modifiés (comme le rappelle la décision de 2014 du Parlement européen et du Conseil)¹⁰ pour mettre davantage l’accent sur l’héritage et l’implication des communautés locales, et pour permettre aux villes concurrentes d’élaborer des plans culturels stratégiques à long terme, au-delà de la compétition¹¹. Des efforts ont été faits pour encourager une approche plus équilibrée, combinant le développement économique et touristique avec une politique culturelle authentiquement durable. Il s’agirait ainsi de privilégier une approche plus ouverte et centrée sur la pratique culturelle, capable de stimuler un véritable dialogue créatif sur la culture et l’identité locale.

Pour répondre à ces épreuves, certaines villes ont cherché à développer des approches plus innovantes et inclusives, témoignant d’une volonté de recentrer le programme sur ses objectifs fondamentaux de dialogue interculturel et de cohésion sociale. Ainsi, Timisoara en Roumanie, récente Capitale de la culture en 2023, s’est donnée pour mission de raviver un esprit citoyen affaibli, en renforçant un tissu social et civique, selon les préceptes d’un esprit révolutionnaire et d’un passé historique éminents ; tandis que Chemnitz, future capitale de 2025 pour l’Allemagne, s’efforce de réengager une population désenchantée par une politique populiste.

Dans un contexte de mondialisation et de tensions géopolitiques croissantes, les Capitales européennes de la culture ont plus que jamais un rôle crucial à jouer dans la promotion d’une identité européenne plurielle et ouverte sur le monde. Le futur du programme dépend et dépendra de sa capacité à encourager des approches plus durables et surtout inclusives, à renouer avec ses objectifs initiaux de dialogue interculturel et de citoyenneté européenne, et mettre en œuvre une réflexion profonde sur les possibilités au-delà de l’« après-année » de la culture¹².

Notes

  1. L’analyse a été enrichie par la contribution incontournable de M. Sylvain Pasqua, Expert confirmé, chef d’équipe “Coordination de l’action des capitales européennes de la culture” à la Commission Européenne, que je remercie pour l’échange (Juin 2024).

  2. Pour comprendre les changements normatifs au sein des Capitales de la culture, voir le site officiel de la Commission Européenne : https://culture.ec.europa.eu/policies/culture-in-cities-and-regions/european-capitals-of-culture ; ainsi que la contribution de Françoise Lucchini, Capitales européennes de la Culture. Changer l’image internationale d’une ville, in Les Annales de la recherche urbaine, 2006, pp. 90-99. À p. 91 l’auteur confirme : « En 1999, le label Ville Européenne de la Culture a obtenu le statut d’action communautaire et s’intitule désormais Capitale Européenne de la Culture (1419/1999/CE du Parlement européen et du Conseil, du 25 mai 1999). »

  3. F. Lucchini, cit., p. 91 : « Chaque pays membre se voit attribuer le label à tour de rôle selon un ordre préétabli, présente la ville de son choix, qui doit être avalisée par une décision communautaire (auparavant c’était une décision intergouvernementale des États membres de la Communauté Européenne). Désormais une décision du Conseil désigne quatre ans auparavant la Capitale Européenne de la Culture pour l’année considérée, sur recommandation de la Commission et sur l’avis du Parlement européen et du rapport d’un jury de sept experts indépendants. »

  4. Renaud Denuit, Capitales Européennes de la Culture : un rêve de Melina, Académie Editions, Bruxelles 2018, qui retrace la « mythologie » du développement et du déploiement des Capitales de la culture.

  5. Une des dernières décisions du Conseil EU sur les capitales de la culture date de 2014 et s’est appliquée, selon le critère de l’écart de six ans, aux Capitales 2020 (DÉCISION N. 445/2014/UE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 16 avril 2014 instituant une action de l’Union en faveur des capitales européennes de la culture pour les années 2020 à 2033 et abrogeant la décision n.1622/2006/CE). Le texte est intégralement publié ici : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32014D0445

  6. Voir Christine Liefhooge, Lille 2004, capitale européenne de la culture ou la quête d’un nouveau modèle de développement, in Méditerrranée, 114/2010, pp. 35-45. On renvoie également à l’exemple de la ville de Liverpool (Capitale européenne en 2008).

  7. The Genoa 2004 European Capital of Culture case at a glance, publication de l’école Polytechnique de Milan, https://re.public.polimi.it/retrieve/e0c31c11-1190-4599-e053-1705fe0aef77/Jones2020b_reduced.pdf

  8. Cian O’Callaghan, Urban anxieties and creative tensions in the European Capital of Culture 2005 : ‘It couldn’t just be about Cork, like’, in International Journal of Cultural Policy, vol. 18, n. 2, March 2012, pp. 185-204.

  9. Idem, pp. 198-199 : “The legacies of the Cork 2005 events have been ambivalent. In the immediate aftermath of the ECOC year, the city saw a boost in numbers of visitors and tourist revenue and Cork 2005 was, by many accounts, deemed a success […] However, critics have noted that such measurements often present a biased and unrealistic representation of the impact of the event, in that they can be short-term and can obscure the impact it has had on issues that elude quantitative measurement, such as alleviating social inequality and increasing access and participation in the arts.”

  10. Témoin de cette transformation est le paragraphe 6 et 9 de la décision : « Au-delà des objectifs initiaux des capitales européennes de la culture, qui consistaient à mettre en valeur la richesse et la diversité des cultures européennes, et les traits caractéristiques communs de ces cultures, ainsi qu’à contribuer à améliorer la compréhension mutuelle entre citoyens européens, les villes détentrices du titre de capitale européenne de la culture (ci-après dénommé “titre”) ont également, au fil du temps, ajouté une nouvelle dimension en utilisant le retentissement du titre pour stimuler leur développement sur un plan plus général, conformément à leurs stratégies et priorités respectives. […] Il importe également que les villes détentrices du titre cherchent à promouvoir l’inclusion sociale et l’égalité des chances et mettent tout en œuvre pour veiller à associer le plus largement possible l’ensemble des composantes de la société civile à l’élaboration et à la mise en œuvre du programme culturel, en portant une attention toute particulière aux jeunes et aux groupes marginalisés et défavorisés. »

  11. La Roumanie, le Luxembourg et la Croatie sont des exemples emblématiques qui démontrent l’engagement en faveur d’un vaste et novateur programme culturel, au-delà de l’insuccès à remporter le titre de capitale de la culture.

  12. Le prix Melina Mercouri, de la somme d’un million et demi d’euros versée à la capitale de la culture lors de l’année de son titre, lui permet d’amorcer cette réflexion. Ensuite, les programmes européens (tels que les fonds structurels et les fonds interrégionaux) soutiennent le développement des programmes de coopération internationale. Récemment, l’héritage culturel des capitales culturelles (actuelles, passées et futures), ainsi que des villes participant au concours, né de la déception pour la non-désignation et par initiative de la ville roumaine de Kluge, a permis le développement d’une plateforme à caractère participatif : https://culturenext.eu/


Télécharger cette analyse