« C’était une question de botanique. Ce monceau de ruines était nu pour ainsi dire chauve ; pierres brutes, pans de mur fraîchement arrachés, brutalement entremêlés. Pas le moindre fil d’herbe non plus »².
Avant-propos
La destruction du patrimoine culturel lors des conflits armés est un phénomène aussi ancien que la guerre elle-même, dont l’anéantissement quantitatif – c’est-à-dire la quantité accumulée des ruines – paraphrasant Elias Canetti, met en évidence la « qualité » et la puissance de l’ennemi.
Aux conflits armés qui persistent dans de nombreuses régions du monde s’ajoutent les impacts du changement climatique, tels que la montée des eaux, la désertification et les événements météorologiques extrêmes. Les pressions liées au développement économique et à l’urbanisation constituent également des défis majeurs³. Face aux enjeux contemporains, cette analyse examine brièvement l’évolution des politiques de repérage et de reconstruction des sites culturels endommagés, en observant leurs prémisses historiques, les défis posés par les guerres modernes, et les nouvelles approches développées.
Ce processus s’inscrit désormais dans un contexte marqué par le concept émergent de « solastalgie » : développé par le philosophe Glenn Albrecht, ce mot désigne la détresse psychique causée par les changements environnementaux et culturels, se manifestant par un sentiment de déracinement, une anxiété face à la disparition des repères, et un stress lié à l’incertitude sur l’avenir du patrimoine fragilisé et menacé⁴. Elle offre, par ailleurs, un cadre théorique pertinent pour comprendre l’impact profond de la destruction – du patrimoine et non seulement – sur le bien-être des populations.
Au-delà de la simple perte matérielle, la perte de sites culturels a des effets dévastateurs sur les communautés. La prise en compte de la solastalgie conduit donc à repenser les approches de la reconstruction physique, en jouant un rôle presque thérapeutique, et en saisissant l’importance psychologique et émotionnelle des lieux et des monuments dans le processus de cicatrisation identitaire individuelle et collective.
Les prémisses historiques : un bref parcours dans la destruction massive du patrimoine au XXe siècle
La Seconde Guerre mondiale marque un tournant dans l’histoire de la systématisation de la destruction du patrimoine culturel, accélérée par la production industrielle. L’ampleur des dégâts causés aux villes européennes est sans précédent, avec des bombardements massifs qui rayent de la carte des centres historiques entiers. Des exemples emblématiques comme Dresde ou Rotterdam illustrent cette dévastation et les dilemmes de la méthodologie de reconstruction d’après-guerre.
À Dresde, la célèbre “Florence de l’Elbe”, presque la totalité du centre historique fut réduit en cendres par les bombardements alliés de février 1945⁵. La reconstruction de la ville s’étala sur plusieurs décennies, soulevant d’importants débats sur les méthodes urbanistiques à adopter⁶, entre oubli du concept de ruine et évocation de la splendeur de la ville baroque, malgré tout en adéquation aux enjeux du socialisme et à ses besoins en logements sociaux.
Dans le débat esthétique, le déblaiement des débris avait été considéré comme le seul choix stratégique, alors que les ruines auraient pu être récupérées ou transformées. Le cas de la Frauenkirche est particulièrement révélateur : éternel mausolée du bombardement, l’église fut laissée en ruines jusqu’à sa reconstruction entre 1994 et 2005, en incarnant l’esprit d’une nouvelle identité urbaine. Une identité redécouverte et reconstruite grâce aux tableaux du peintre vénitien Canaletto, qui avait séjourné à Dresde au milieu du 18e siècle ; puis jugée, dans une contradiction de termes, « inauthentique » par l’UNESCO, qui lui avait retiré son cachet de patrimoine mondial⁷.
Rotterdam, en revanche, opta pour une approche radicalement différente après sa destruction par la Luftwaffe en mai 1940⁸. La ville choisit une restauration « moderniste » faisant table rase du passé, et illustrant les options auxquelles les villes détruites sont confrontées : reconstruire à l’identique ou saisir l’opportunité pour se réinventer ?
La période de l’après-guerre voit se développer différentes approches de la reconstruction, allant de la reconstitution à l’identique, comme à Varsovie, à la modernisation radicale, comme au Havre, en passant par des approches hybrides et plus modérées.
Alors qu’il n’existait pas le concept de « crime de guerre » lié au patrimoine culturel, cet anéantissement massif et déterminé suscita une prise de conscience internationale sur la nécessité de protéger le patrimoine culturel en temps de guerre ; une conscience qui trouva son aboutissement dans l’adoption de la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé (1954)⁹.
Ce traité, premier du genre, avait posé les premières bases juridiques de la protection du patrimoine culturel en temps de guerre, en attelant son importance à l’ensemble de l’humanité.
Les guerres « modernes » : de nouveaux défis pour la préservation du patrimoine
Les conflits de la fin du XXe et du début du XXIe siècle posent de nouveaux défis pour la protection du patrimoine culturel. Les guerres asymétriques, opposant des États à des groupes armés non étatiques, rendent par ailleurs plus complexe l’application des conventions internationales ; où, de plus, la destruction délibérée du patrimoine est parfois utilisée comme stratégie de guerre culturelle, visant à effacer l’histoire et l’identité des populations. Cette situation chaotique favorise ainsi le pillage des sites archéologiques et le trafic d’antiquités, alimentant des réseaux criminels transnationaux. Ce phénomène, particulièrement prégnant au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, menace la préservation de sites millénaires et prive les populations locales de leur héritage culturel.
Le cas de l’État Islamique en Irak et en Syrie est particulièrement frappant. La destruction des idoles afghans en 2001 – les bouddhas de Bâmiyân – maintenant ressuscités grâce à la technologie 3D¹⁰, démontre comme la vengeance ethnique des talibans ait joué un rôle significatif ; ainsi, celle de sites comme Palmyre en Syrie ou Nimrud en Irak, ont choqué la communauté internationale et mis en lumière la vulnérabilité du patrimoine face à l’extrémisme idéologique.
Face à ces menaces, de nouvelles technologies ont été développées pour repérer et documenter le patrimoine en danger. D’abord, l’imagerie satellitaire permet une surveillance à distance des sites menacés et une détection rapide des destructions. Des programmes comme ICONEM¹¹ utilisent la photogrammétrie et les drones pour créer des modèles 3D détaillés des sites menacés, permettant leur étude et leur – éventuelle – reconstruction future. D’ailleurs, le repérage des bases de données comme le projet ASOR du Département d’État américain compilent des informations détaillées sur les sites culturels dans les zones de conflit. Ces outils permettent une réaction plus rapide et plus efficace face aux destructions, tout en constituant une archive numérique du patrimoine mondial.
Le renforcement de la coopération internationale permet de mutualiser les ressources et les expertises. Des initiatives comme l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit (ALIPH) illustrent cette tendance à la mobilisation globale face aux menaces pesant sur le patrimoine culturel.
Dernier point, mais non des moindres, l’adoption par l’UNESCO, en 2018, des “Recommandations de Varsovie sur le relèvement et la reconstruction du patrimoine culturel”¹², marque un tournant fondamental. Ce dernier document reconnaît la légitimité de la reconstruction dans certains cas, tout en fournissant des lignes directrices pour encadrer ces processus. Longtemps réticente à la reconstruction des sites détruits, l’organisation a dû adapter sa doctrine face à l’ampleur des destructions récentes, notamment en Syrie, en Irak ou au Mali et, dernièrement, en Ukraine¹³. Cette nouvelle approche holistique, intégrant les dimensions sociale, économique et psychologique de la reconstruction, se traduit en effet par une reconnaissance des savoirs traditionnels et des techniques locales, une prise en compte du rôle social et identitaire du patrimoine pour les populations affectées, et le développement de programmes de formation, de sensibilisation, et de renforcement.
Les politiques de reconstruction peuvent contribuer non seulement à préserver l’héritage culturel stricto sensu, mais aussi à construire des communautés plus fortes et mieux préparées face aux défis futurs.
Comme le souligne la récente analyse Cultural relations, Key approaches in fragile contexts, « the contemporary understanding of peace goes far beyond the ‘absence of conflict’, or ‘absence of war’, which had traditionally prevailed in Western discourses – in what is often referred to as ‘negative peace’. As opposed to that narrow interpretation, a broader understanding of peace (the ‘positive peace’) embodies broader issues of development and social justice »¹⁴.
Dans un monde en mutation rapide, la protection et la reconstruction du patrimoine culturel s’affirment comme des enjeux cruciaux pour l’avenir des sociétés démocratiques. Elles appellent à un effort concerté de la communauté internationale, associant expertise technique, sensibilité culturelle et engagement des populations locales, pour la préservation de la richesse et de la diversité de notre humanité.
Notes
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L’auteur souhaite remercier Hélène Mutter, Artiste et Docteur en Art et Sciences de l’Art (ULB, REPI et ARSBA, Bruxelles), pour ses incontournables conseils.
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Le silence de l’ange, cité dans W.G. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Actes Sud, 2004, p. 39.
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T. Clack, Z. Meral, L. Selisny, Hot War, Routledge, 2024, et en particulier le chapitre M. Paterson, Climate change, insecurity and economic transformations, pp. 153-168, notamment dans les liens entre pollution environnementale et guerres.
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D. Horvilleur, Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation, pp. 204-205 : « Pour décrire ce que j’ai ressenti […] un mot me vient à l’esprit : celui de solastalgie. Ce concept, inventé au début des années 2000 par un philosophe australien, décrit une nostalgie d’un type particulier, celle d’un lieu où l’on se trouve mais dont on sait pourtant qu’il n’existe plus. Ce qui était n’est plus, mais les traces d’un monde disparu en conservent le souvenir aussi solidement que s’il était indemne ».
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W.G. Sebald, cit., I, p. 1 : « Il est difficile aujourd’hui de s’imaginer concrètement à quel point les villes allemandes ont été ravagées pendant les dernières années de la Seconde Guerre Mondiale », et plus difficile encore de se remémorer l’horreur allant de pair avec ces dévastations. […] Sur les cent trente et une villes attaquées, une seule fois pour les unes, à des multiples reprises pour les autres, nombreuses sont celles qui ont été presque entièrement rayées de la carte ».
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La reconstruction de Dresde connaît de multiples phases, principalement liées à d’importants changements politiques ; d’un premier concours d’architecture et d’urbanisme, qui a conduit à une idéalisation de la ville (Das neue Dresden, 1946), à la réouverture des premiers centres culturels (1950-60), aux changements des années 1980 avec la prédominance du caractère de la médiation politique et de la collaboration dans le pays réunifié.
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La Frauenkirche de Dresde et l’ensemble de la vallée de l’Elbe ont été inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO entre 2004 et 2009. Voir Denis Bocquet, Dresde: reconstruction, processus de patrimonialisation et investissement civique, Rencontres, 2010.
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Ben Coates, Why the Dutch are different, Carmelite House, 2015, ch. 7, p. 110.
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Sur l’Ukraine, voir les sites : https://www.wilsoncenter.org/blog-post/revitalizing-city-through-sticky-culture-time-war ; https://www.unesco.org/en/articles/damaged-cultural-sites-ukraine-verified-unesco ; sur la question palestinienne, voir The Guardian, Destruction of the Palestinian cultural heritage of Gaza, 11 Janvier 2024.
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Cultural relations, key approaches in fragile contexts, Rapport Jordi Baltà pour EUNIC, British Council, ifa, Bruxelles, 2021, en particulier p. 16. Dans le dossier on affirme également : «One of the implications of overcoming the binary opposition between peace and conflict is that peacebuilding no longer remains confined to post-war or post-conflict scenarios, but is rather a permanent effort (UNESCO, 2018). Contemporary approaches to ‘sustaining peace’ are aligned with this understanding. But of particular interest for the purposes of this report is the fact that this more comprehensive, multidimensional understanding of peace may also provide more space for cultural aspects to be taken into account, including as enablers of peace. Intersections between culture and conflict are inevitable, because ‘[since] culture is linked to identity and shapes our understanding and meaning of the world, it intersects with
conflict’. And, as is the case in other social arenas, cultural aspects may have an ambivalent role vis-à-vis conflict».