La diversité culturelle menacée : les littératures en langues minoritaires face à l’écosystème européen de la traduction
Par Robert Alagjozovski
Robert Alagjozovski est auteur, poète et éditeur macédonien. Il est le directeur de la maison d’édition Goten Publishing, reconnue pour son engagement en faveur de la littérature contemporaine, de la traduction et de la coopération culturelle internationale. Acteur central de la scène culturelle européenne, il est également l’auteur de plusieurs essais et études consacrés aux politiques culturelles, à la circulation internationale des œuvres et à la diversité linguistique en Europe. Entre 2017 et 2018, il a exercé les fonctions de ministre de la Culture de la République de Macédoine du Nord, période durant laquelle il a œuvré au renforcement des politiques publiques en faveur de la création, de l’édition indépendante et de l’ouverture européenne du secteur culturel.
Résumé
Cette analyse met en lumière le fonctionnement concret du champ de la traduction littéraire européenne en identifiant ses acteurs, ses dynamiques et ses déséquilibres structurels, tout en croisant données, analyses et expériences de terrain. Elle montre un secteur à la fois densément structuré par de nouveaux intermédiaires, réseaux et dispositifs publics, et profondément marqué par des logiques concurrentielles dominées par l’industrie culturelle globale, souvent peu attentives à la diversité linguistique et à l’échange interculturel réel. Si les politiques publiques peuvent jouer un rôle décisif pour soutenir les communautés linguistiques minoritaires, encore faut-il qu’elles reconnaissent les acteurs de la traduction comme des partenaires culturels à part entière, et non comme de simples opérateurs soumis à des logiques de rentabilité ou de cofinancement inadaptées. L’étude souligne ainsi que la promotion littéraire relève avant tout d’une coopération culturelle de long terme, fondée sur des valeurs, des missions et un engagement durable. À défaut d’une telle approche, le risque est réel de voir une part essentielle de la diversité littéraire européenne, en particulier celle issue des périphéries linguistiques, progressivement marginalisée, au détriment de l’ensemble de l’espace culturel européen.
Table des matières
La diversité culturelle menacée : les littératures en langues minoritaires face à l’écosystème européen de la traduction
1. Synopsis
2. Introduction et problématique
3. La quête de la diversité littéraire dans le cadre de la diversité culturelle
4. L’économie réelle de la traduction littéraire dans l’industrie de l’édition
5. Le soutien public: le deus ex machina du monde de l’édition
6. Analyse des principaux acteurs de l’écosystème de la traduction littéraire en Europe
7. Les dispositifs en place
9. Conclusions
1. Synopsis
L’objectif de cette étude est d’examiner de manière approfondie l’état des traductions littéraires des petites communautés linguistiques européennes et leur cheminement vers les lecteurs et les publics au-delà de leurs frontières. L’enjeu est de comprendre comment une pensée formulée dans des langues dites « minoritaires » peut trouver un lectorat et résonner dans l’espace du débat public à l’échelle européenne, malgré la domination de l’anglais – et, dans une moindre mesure, du français. Il s’agit également d’interroger la manière dont cette pensée, exprimée dans une langue minoritaire ou minorisée, peut produire une réflexion décalée, parfois plus libre à l’égard des narratifs dominants, largement façonnés en anglais, langue hégémonique de l’Internet et des réseaux sociaux, et aujourd’hui vecteur central de la production culturelle globale.
À l’échelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ce débat revêt une importance particulière. Inscrite dans l’espace linguistique francophone, celle-ci ne relève pas d’une langue « majoritaire » au sens des dynamiques de diffusion numérique mondiales, mais peut néanmoins s’appuyer sur une audience internationale significative. Pour autant, malgré cette masse critique, les auteurs écrivant en français se heurtent de plus en plus frontalement à la question de la découvrabilité de leurs œuvres en ligne. C’est tout l’enjeu des réflexions actuelles autour des notions de « mise en valeur », de « visibilité », d’« accessibilité », de « recommandation » et de « disponibilité » des contenus culturels sur les plateformes numériques. Ces questions sont aujourd’hui au cœur des travaux menés par les experts de l’UNESCO, notamment dans le cadre de la Convention de 2005 sur la diversité des expressions culturelles, ainsi que par les instances de la Francophonie, qui interrogent les conditions d’un pluralisme culturel effectif à l’ère numérique.
Le marché de l’édition reste principalement structuré par des cadres nationaux plutôt que linguistiques : l’ensemble de la chaîne éditoriale s’organise le plus souvent à l’échelle d’un pays. Il est dès lors peu pertinent d’assimiler la Fédération Wallonie-Bruxelles à la « grande » zone linguistique française, mais plutôt de la situer au même niveau que d’autres territoires de production littéraire périphérique.
La Note de politique internationale (NPI) de la Fédération Wallonie-Bruxelles dresse par ailleurs le constat du recul du français sur les plateformes numériques et dans les circuits internationaux. Dans ce contexte, la traduction apparaît comme un levier essentiel pour renforcer la découvrabilité des œuvres et soutenir une circulation plus équitable des textes au sein de l’espace européen.
La traduction littéraire constitue dès lors un champ culturel et politique majeur, reconnu par des politiques culturelles spécifiques, des mécanismes de soutien dédiés et des efforts soutenus de la part des autorités nationales et européennes. Elle est valorisée tant pour la qualité artistique des œuvres qu’elle permet de faire circuler que comme une pratique culturelle célébrant la diversité européenne et favorisant la communication interculturelle et la coopération entre les pays, en Europe et au-delà.
2. Introduction et problématique
L’étude se concentre sur la période 2010-2025, dans le but d’explorer, mais aussi de s’appuyer sur l’état actuel des choses, les dernières tendances, les politiques et pratiques culturelles. Elle analyse les concepts et la « nature » de la production littéraire, les canaux et les mécanismes par lesquels s’effectuent le processus de traduction et la publication des livres traduits, les types d’éditeurs et leurs intérêts, les politiques culturelles et les mécanismes de soutien, ainsi que le rôle des auteurs, des traducteurs, des éditeurs et des agents littéraires dans ce processus. Elle examine plus en détail les principaux intermédiaires et acteurs et met en avant les bons exemples. Afin d’obtenir des informations plus approfondies et pertinentes, la recherche s’appuie sur l’exploration approfondie des pratiques d’un petit pays, la Macédoine du Nord, qui est le contexte dans lequel l’auteur de cette étude vit et participe en même temps au domaine qu’il explore.
L’étude s’appuie sur l’expérience exceptionnelle de ses auteurs, traducteurs et éditeurs, qui ont joué presque tous les rôles du processus que nous analysons, mais aussi sur les consultations menées pendant les travaux de recherche avec de nombreux autres acteurs clés du domaine. Pour les besoins de l’étude, nous avons collecté des données bibliographiques, mené des entretiens et des questionnaires, analysé les échos médiatiques. Mais nous nous sommes également appuyés sur de nombreuses autres références et plusieurs études similaires menées sur la réception de certaines littératures (Europe du Sud-Est, Méditerranée, pays du Caucase, Turquie) dans d’autres zones linguistiques parfois plus vastes (Grande-Bretagne, Allemagne), sur la base du principe de l’analyse comparative.
Ce détour par le cas de la Macédoine du Nord permet d’éclairer des enjeux qui traversent également la Fédération Wallonie-Bruxelles qui , comme nombre d’autres régions ou communautés culturelles européenne (sans parler de l’échelez mondiale), partagent une position intermédiaire dans les circulations culturelles européennes, sans être à proprement parler des périphéries absolue, elle ne peuvent pourtant rivaliser avec les centres dominants de production culturelle. Elles sont confrontées à la nécessité de faire exister leurs productions littéraires au-delà de leur marché intérieur, en s’appuyant sur des politiques publiques volontaristes, des dispositifs de soutien à la traduction et des réseaux d’intermédiation capables de compenser leur faible poids structurel. L’analyse du cas macédonien met ainsi en lumière des mécanismes – de sélection, de médiation et de légitimation – qui résonnent fortement avec les préoccupations actuelles de ces régions telles que la nôtre notamment en matière de découvrabilité, de circulation internationale des œuvres et de reconnaissance des auteurs dans un espace culturel européen marqué par de fortes asymétries linguistiques.
Il est important de souligner d’emblée que le sujet de cette étude concerne uniquement les œuvres littéraires, tous genres confondus, à l’exclusion des essais, des études scientifiques ou de tout autre type d’écrits qui ne relèvent pas de la « belle » littérature. Nous adhérons à une interprétation critique des faits et présentons les données sous forme d’exemples de bonnes pratiques, d’extraits et de micro-études de cas.
3. La quête de la diversité littéraire dans le cadre de la diversité culturelle
Dans toute classification des industries créatives et culturelles (ICC), l’édition est toujours considérée comme une industrie culturelle phare qui trouve ses racines dans l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, qui a permis la reproduction rapide et massive de livres, en tant que produits culturels, vendus à un certain prix sur de vastes territoires. On peut même dire que le premier livre produit grâce à cette découverte révolutionnaire était lui-même une traduction littéraire, la Bible.
Les statistiques actuelles de tous les pays, y compris les plus grands, indiquent que près de la moitié de la production annuelle de livres est constituée de traductions. La plus grande part du marché de l’édition de traductions revient généralement aux traductions de l’anglais. L’attention des entreprises et des lecteurs est traditionnellement tournée vers les auteurs de langue anglaise. L’industrie mondiale, dominée par les pays anglophones, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, soutient et encourage ces auteurs par le biais d’une série de prix littéraires très prestigieux, de l’attention des médias et d’adaptations des œuvres littéraires pour les industries cinématographique et télévisuelle. Cela conduit de nombreux auteurs à abandonner leur langue maternelle et à passer à l’écriture directe en anglais, dans l’espoir d’être mieux accueillis. C’est particulièrement le cas des auteurs originaires des anciennes colonies britanniques d’Asie et d’Afrique, où l’anglais, bien qu’il ne soit pas la langue maternelle des auteurs, est la langue officielle ou l’une des langues officielles des pays.
Cependant, la domination de la littérature anglophone a créé une situation où la lutte contre sa suprématie mondiale et la création d’un espace pour les autres langues nationales, le multilinguisme et la diversité linguistique, conditions préalables à la diversité culturelle, sont devenus une priorité pour de nombreux organismes nationaux, mais aussi internationaux et intergouvernementaux tels que l’UNESCO, l’Union européenne, le Conseil de l’Europe, etc.
Dans le même ordre d’idées, les gouvernements nationaux, y compris les gouvernements d’entités fédérées ou des gouvernement d’espaces supranationaux ( aussi au sens de « au dessus » des nations comme les pays nordiques, la Francophonie ou les pays du Visegrad), dans leur quête de préservation et de diffusion de leurs littératures nationales ou multilingues, ont créé des mécanismes politiques pour soutenir les traductions littéraires d’une littérature nationale vers une autre.
4. L’économie réelle de la traduction littéraire dans l’industrie de l’édition
4.1. Quelle est la part de la traduction littéraire dans l’industrie de l’édition ?
Le soutien des instituons nationales ou supranationales comprennent à juste titre que le secteur de l’édition et le domaine de la traduction littéraire ne peuvent être traités seulement en tant qu’« industrie » culturelle et comme une simple activité économique.
La circulation globale, les paramètres et les résultats économiques, mais aussi la nature du travail de traduction et les processus de publication sont plus proches d’une coopération culturelle à but non lucratif que d’une initiative industrielle typique à l’exportation. Même lorsque les priorités de soutien sont fixées pour pénétrer les grandes zones linguistiques, comme celles du programme « Europe créative » de l’Union européenne, qui met l’accent sur l’anglais, l’allemand, l’espagnol et le français, les données comparatives, ainsi que nos recherches, montrent que la diffusion internationale des œuvres littéraires se fait généralement entre les petites communautés culturelles et linguistiques.
Le marché de l’édition est généralement lié aux frontières nationales et non linguistiques, de sorte que le cycle de production, depuis la recherche d’un éditeur jusqu’à l’acquisition des droits, la promotion et les ventes hors ligne, se réfère généralement à un seul pays plutôt qu’à une zone linguistique. Cela signifie qu’il est plus justifié de considérer le polonais/la Pologne comme une grande langue au même titre que l’allemand ou l’espagnol, plutôt que de considérer la Fédération Wallonie-Bruxelles comme faisant partie de la grande zone linguistique française.
La pratique de la coopération industrielle et culturelle montre que les auteurs gallois, irlandais ou écossais sont plus liés à leur contexte littéraire national qu’à la grande zone linguistique. Il en va de même pour la Belgique et la Suisse, comme pour les auteurs serbes, croates ou bosniaques, indépendamment des différents contextes dans lesquels ces pays, ainsi que les marchés littéraires, se sont développés.
Partant de là, notre recherche confirme également qu’aucun acteur important de la zone linguistique n’est impliqué dans le processus que nous appellerions la coopération et l’échange paneuropéens en matière de traduction littéraire. Les grands éditeurs ont leurs propres normes, processus et méthodes industriels, et ils se présentent rarement comme candidats aux mécanismes de soutien, qu’ils soient nationaux ou européens. Ainsi, une fois de plus, comme le montrera notre analyse, le domaine de la traduction littéraire, compte tenu du fait que des entreprises privées sont impliquées, comme le sont les éditeurs statutaires, l’ensemble de l’opération est mené conformément aux pratiques des organisations à but non lucratif et de la coopération culturelle internationale.
Il est important de garder cela à l’esprit, car la tendance à considérer la publication d’œuvres traduites comme faisant partie de l’industrie culturelle classique peut conduire à des considérations inappropriées, dictées par le marché, et à des mesures qui, si elles ne sont pas correctement adaptées, peuvent ne pas produire l’effet escompté, indépendamment du soutien ou des investissements publics.
4.2. Le modèle vertueux des micro-éditeurs européens
Déjà en 2010 le Livre vert de la Commission européenne sur les industries créatives avait révélé que les ICC contribuaient à hauteur de 2,6 % au PIB de l’UE. Au fil des ans, ce chiffre est passé à 4-5 %, et ce, bien sûr, pas uniquement par l’élargissement de la définition et de la classification des secteurs pouvant être considérés comme des ICC.
Dans le même temps, l’UE reconnaissait que l’immense contribution des PME dans ce secteur des ICC.Plus de 90 % des acteurs sont en réalité des micro-entreprises comptant moins de cinq employés. Cela vaut également pour la plupart des éditeurs. Parfois, même ces quelques employés ne peuvent pas être pris en compte dans le cadre d’une assurance maladie et sociale entièrement prise en charge, mais sur la base d’une rémunération équivalente à un emploi à temps plein, ce qui laisse souvent les travailleurs réels dans le domaine morose du travail indépendant ou de l’auto-emploi, ou dans d’autres programmes d’aide sociale. Mais il est également vrai que ces micro-entreprises se sont révélées très résistantes et durables au fil du temps, constituant des portefeuilles et des réalisations qui vont bien au-delà de leurs conditions infrastructurelles limitées.
En outre, du moins depuis la pandémie de Covid-19, ce que les chercheurs ont péjorativement qualifié d’éditeurs « de salon » s’est avéré être non seulement un mode de travail répandu, mais aussi un mode de travail souhaité, même pour des entreprises beaucoup plus grandes et financièrement plus puissantes. Une chercheuse basée à Skopje, Biljana Tudžarovska-Kupeva, faisant référence à la petite taille de leur « infrastructure », propose le terme « édition amateur ». Elle critique l’absence de critères et de normes pour exercer cette activité, qui a conduit à la création d’un grand nombre d’entités juridiques. Elle souligne que d’autres secteurs fixent des normes plus strictes. Ainsi, pour ouvrir une pharmacie, par exemple, il est obligatoire d’employer au moins un pharmacien. Nos propres recherches dans le registre central de Macédoine du Nord ont révélé l’existence de 115 entités juridiques sous le code d’activité 58.11. Édition de livres, pour l’année 2019, ou 121 pour 2020. Sur le nombre total, seules quatre sont des associations de citoyens pour les deux années, les autres étant des sociétés commerciales. Toutes ont montré une activité au cours de l’année, ce qui signifie que le secteur est actif à 100 %. L’industrie est donc à la fois active et en développement, étant donné que le nombre de nouvelles entreprises enregistrées entre 2019 et 2020 a augmenté de 6,3 %.
4.3. Un secteur commercial par statut, non lucratif par pratiques
Selon les données du département des activités éditoriales du ministère de la Culture et du Tourisme de Macédoine du Nord, 500 à 600 titres littéraires sont publiés chaque année, dont 300 à 350 sont subventionnés par l’État.
Cela confirme notre thèse selon laquelle les entreprises sont uniquement commerciales de par leur statut, mais que la majorité d’entre elles choisissent de mener des activités de collecte de fonds typiques du secteur à but non lucratif.
Certaines règles leur permettent de participer à des programmes de financement nationaux et internationaux, mais montrent que les bailleurs de fonds continuent de considérer les éditeurs comme des entreprises à but lucratif. Ainsi, alors que les programmes de coopération de l’initiative « Europe créative » mentionnée ci-dessus exigent un cofinancement de 70 % ou 80 %, le volet littéraire, destiné aux éditeurs, exige un cofinancement de 50 %, comme si l’argent pouvait facilement provenir de leurs activités commerciales.
Les données sur les diffusions ne corroborent pas ces hypothèses. Au fil des ans, pour un marché de deux millions de locuteurs, comme c’est le cas en Macédoine du Nord, les livres publiés à 1 000 exemplaires sont devenus rares, la plupart du temps à 500 exemplaires, et de plus en plus à 300 exemplaires. Dans le même temps, les données de l’Office national de la statistique révèlent une autre tendance à la baisse. Le nombre de livres empruntés dans les bibliothèques est en baisse spectaculaire, passant de 1 700 000 en 1991 à 700 000 en 2007.
4.4. Les techniques marketing de l’édition à petite échelle
Pour approfondir la question dans le contexte littéraire et éditorial, il est important de noter qu’il a toujours existé une distinction entre la littérature dite de grande valeur et la littérature commerciale. Cette distinction, souvent mobilisée dans les discours professionnels et institutionnels, traverse l’ensemble des espaces éditoriaux européens de petite et moyenne taille. En Macédoine du Nord, Biljana Tudžarovska-Kupeva observe ainsi qu’« une littérature nationale est en train de se créer avec une fonction sociale, dans le sens de la création de systèmes nationaux et universels de valeurs éthiques et civilisationnelles » (2012 : 43). Par opposition, elle qualifie de littérature triviale des « œuvres littéraires que les auteurs ne créent pas dans l’intention de produire des œuvres d’art, mais en s’adaptant à des thèmes supposés porteurs d’un large intérêt public, dans une logique de best-seller et de profit rapide » (2012 : 44).
Cette analyse critique ne saurait toutefois être lue comme une singularité macédonienne. Des observations comparables peuvent être formulées dans de nombreux pays européens disposant de marchés éditoriaux restreints – qu’il s’agisse des pays baltes, des Balkans, de l’Irlande, de la Suisse ou encore de certaines régions linguistiques comme la Fédération Wallonie-Bruxelles. Dans ces contextes, les catégories de « best-seller » ou de « livre le plus populaire » relèvent davantage de constructions symboliques et promotionnelles que de réalités économiques mesurables.
Poursuivant son analyse, Tudžarovska-Kupeva met en évidence les stratégies marketing de l’édition macédonienne – multiplication des éditions successives, mise en avant de chiffres de diffusion peu significatifs – qui ne correspondent ni à des volumes de vente importants ni, a fortiori, à un « profit rapide ». Avec des tirages oscillant le plus souvent entre 300 et 500 exemplaires, et des cumuls d’éditions dépassant rarement les 2 000 exemplaires, l’horizon culturel du pays reste structuré par une opposition largement théorique entre littérature élitiste et littérature commerciale. Notre analyse montre que cette opposition est si contraignante que, malgré une production annuelle d’environ 500 titres pour un pays de deux millions d’habitants, la quasi-totalité des œuvres s’inscrit dans une ambition de construction de valeurs éthiques et civilisationnelles. Les projets explicitement motivés par la recherche de gains rapides demeurent marginaux, voire inexistants, un constat que l’on retrouve dans la majorité des petits marchés éditoriaux européens.
4.5. Éditeurs commerciaux et édition d’auteurs
Dans ce contexte, la division informelle entre éditeurs « littéraires » ou « indépendants » et éditeurs à vocation commerciale est infimes . Les différences entre ces acteurs sont minimes : un ou deux employés supplémentaires, la présence ou non d’une librairie physique – dont l’importance relative s’estompe avec la montée des plateformes de vente en ligne –, ou une orientation affichée vers des genres supposés plus populaires. Dans des marchés caractérisés par de faibles volumes de diffusion et des prix bas, ces distinctions n’entraînent pas de différences économiques significatives.
La véritable ligne de séparation réside dans les profils des équipes dirigeantes : d’un côté, des gestionnaires issus du monde des affaires ; de l’autre, des acteurs issus des sciences humaines, du champ littéraire ou du secteur civique. Pour autant, tous ces éditeurs se retrouvent en concurrence pour l’accès aux mêmes mécanismes de soutien : subventions nationales et locales, programmes internationaux, fonds européens. Les financements publics jouent dès lors un rôle central en réduisant le risque lié à l’investissement éditorial, en soutenant la promotion et, dans certains cas, en permettant le cofinancement d’outils de marketing et de vente qui resteraient autrement hors de portée.`
Comme dans de nombreux pays européens de taille comparable, les ventes demeurent faibles, les marges réduites et les capacités d’investissement limitées. Même lorsque certains éditeurs développent des activités annexes – cafés-librairies ou lieux hybrides –, l’économie de l’édition reste fondamentalement fragile. Le cas macédonien ne constitue donc pas une exception, mais bien une forme concentrée et lisible d’un modèle éditorial européen largement partagé, où la survie du secteur repose moins sur le marché que sur des politiques publiques de soutien et des logiques de coopération culturelle.
Le cas de la Macédoine du Nord, pris ici comme illustration, est dès lors symptomatique de la réalité de l’édition dans la plupart des pays européens. Il s’agit d’un écosystème comptant un grand nombre de maisons d’édition, mais disposant de faibles ressources, avec un nombre réduit d’employés, en particulier d’éditeurs, et faisant appel à des freelances engagés sur la base de projets, où un employé ou un freelance occupe plusieurs postes. Les éditeurs s’orientent principalement vers des programmes de subventions et de soutien à des projets, avec de nombreux exemples d’entrepreneuriat individuel, mais sans plans d’affaires ni stratégies développés.
5. Le soutien public: le deus ex machina du monde de l’édition
Malgré la fragilité économique structurelle du secteur, le système de soutien à la traduction littéraire s’avère relativement solide. Il repose sur une plusieurs mécanismes de financement (nationaux, régionaux, locaux, européens et intergouvernementaux ) qui permettent à de nombreux éditeurs, traducteurs et opérateurs culturels de maintenir une activité internationale, parfois sans rapport direct avec leur équilibre financier réel. Cette configuration constitue un trait commun de l’édition européenne de petite et moyenne taille, caractérisée par des marchés intérieurs limités, une forte dépendance aux fonds publics et une capacité réduite à autofinancer la circulation internationale des œuvres.
Dans ce contexte, les éditeurs et traducteurs se transforment fréquemment en agents culturels, « managers » capables de mobiliser des fonds, pour faire exister leurs catalogues au-delà de leurs frontières. Cette ingénierie de projet, devenue une compétence centrale du secteur, permet de véritables « miracles » éditoriaux : traductions multiples, visibilité internationale accrue, reconnaissance critique. Toutefois, ces réussites demeurent largement découplées de la viabilité économique réelle et à long terme des structures qui les portent.
Le paysage du financement de la traduction littéraire est un univers complexe : programmes nationaux de soutien à la traduction, fonds régionaux, mécanismes locaux, programmes de l’Union européenne, instituts culturels nationaux, organismes gouvernementaux et réseaux professionnels internationaux. Cette architecture offre de réelles opportunités, mais elle tend également à renforcer une dépendance structurelle des petits éditeurs européens à l’égard de financements par projet, au détriment d’une consolidation durable de leurs modèles économiques.
5.1. Le rôle structurant du programme « Europe créative »
Dans cet écosystème, le programme « Europe créative » occupe une place centrale. Conçu comme l’instrument principal de soutien de l’Union européenne aux industries culturelles et créatives, il est redéfini tous les sept ans selon le cycle budgétaire européen. En théorie, toute maison d’édition ou organisation non gouvernementale peut répondre aux appels à projets, à condition de satisfaire aux critères formels exigés. Ce programme est devenu une source de revenus important pour l’édition indépendante européenne, en particulier dans les pays disposant de marchés restreints.
Les projets de coopération culturelle financés par Europe créative sont à bien de égards structurant du secteur européen. Les maisons d’édition intègrent fréquemment une diversité d’acteurs ( agences publiques, associations professionnelles, festivals, centres culturels) et couvrent plusieurs segments de la chaîne du livre : traduction, droits d’auteur, résidences d’auteurs, formation, émergence d’agents littéraires, promotion et circulation internationale des œuvres.
Le sous-programme dédié à la traduction, le « Literary Strand, » a contribué à professionnaliser les pratiques et à diffuser une culture commune des droits, des salons internationaux et des réseaux de médiation. Il a également renforcé les capacités organisationnelles des petites maisons d’édition, qui ont démontré leur aptitude à gérer des projets européens complexes, à assurer le suivi administratif et à répondre aux exigences de reporting.
5.2. Une dynamique européenne portée par les périphéries
Les données relatives à la participation de la Macédoine du Nord au programme « Europe créative » sont révélatrices d’une dynamique plus large. Entre 2014 et 2020, les opérateurs culturels macédoniens ont pris part à 79 projets soutenus, dont plus de 40 dans le volet littéraire, souvent en tant que porteurs uniques. Cette forte implication se retrouve, à des degrés divers, dans de nombreux pays d’Europe centrale, orientale et balkanique, mais aussi dans d’autres espaces éditoriaux de petite taille. L’analyse des résultats du concours de traduction littéraire de l’Union européenne montre d’ailleurs que les lauréats proviennent majoritairement de ces régions. Les éditeurs issus des grandes zones linguistiques – francophone, anglophone, hispanophone ou germanophone – y sont peu représentés, et lorsqu’ils le sont, il s’agit presque exclusivement de petites structures indépendantes.
L’exemple de l’éditeur gallois Parthian, qui a publié en anglais le roman Fear of the Barbarians de Petar Andonovski, illustre cette réalité : ce sont les marges de l’espace éditorial européen, et non ses centres dominants, qui portent l’essentiel de la traduction paneuropéenne.
On peut dès lors affirmer que si un programme de type Europe Créative venait à cesser d’exister, la quasi-totalité des petites initiatives culturelles des pays dits « périphériques » disparaîtrait. Une telle perspective est loin d’être anodine : c’est la diversité culturelle européenne elle-même qui s’en trouverait gravement et durablement menacée.
5.3. Une réussite sous conditions
Ainsi, si les programmes européens ont indéniablement transformé la visibilité des littératures issues de langues dites « minoritaires », leur rôle de deus ex machina appelle une lecture critique.
En effet, la situation en Europe centrale et orientale, met ainsi en lumière une tension largement partagée au sein de l’édition européenne de petite taille : celle d’un secteur rendu relativement dynamique grâce aux politiques publiques, mais dont la durabilité repose sur un enchaînement de projets et d’appels à financements. .Le risque est alors de substituer à une dépendance au marché une dépendance aux subsides et « flair » littéraire des éditeurs par de l’ingénierie de projet.
Et si capacité à « monter des projets » devient l’arme clé du monde éditorial, que restera il à faire pour les oeuvres d’auteurs, penseurs, pamphlétaires qui ne rentreront pas les cadres bureaucratiques et les plan d’affaire.
5.4. Prix littéraires et distinctions : Prix européen de littérature
A l’échelle de nations, les mécanismes les plus puissants du monde de l’édition nationale sont les Prix littéraires nationaux ( Goncourt, Rossel en Belgique etc.). En Europe , il s’agit du prix de littérature de l’Union européenne. Créé en 2009, il partage les mêmes objectifs que l’ensemble du programme Europe créative. Comme de nombreux pays y participent, le prix est décerné à tour de rôle, avec 12 lauréats chaque année, chaque pays participant à tour de rôle selon un cycle de trois ans. Ce qui rend ce mécanisme si puissant, c’est que dans le système de notation pour la sélection dans le sous-programme « Édition » de la CE, la représentation d’un livre qui a remporté le prix rapporte automatiquement des points, de sorte que ces points automatiques sont souvent cruciaux pour obtenir la subvention globale.
Ces points automatiques ont créé une véritable frénésie dans la demande d’auteurs lauréats. Après 2009, ceux-ci sont devenus les auteurs les plus traduits, principalement dans les pays méditerranéens et d’Europe centrale et orientale, puis, après que les agents aient reçu des arguments en nombre et des critiques élogieuses, ils les ont placés sur des marchés littéraires plus importants, voire à l’échelle mondiale, aux États-Unis, au Canada et en Amérique latine.
Le parcours international de l’auteur macédonien Goce Smilevski illustre de manière exemplaire l’effet structurant des dispositifs européens de reconnaissance et de traduction. Premier lauréat macédonien du Prix de littérature de l’Union européenne en 2010, son roman La sœur de Freud a connu une diffusion internationale sans précédent pour une œuvre issue de ce contexte linguistique, avec de nombreuses traductions, des tournées promotionnelles en Europe et en Amérique, et des publications jusqu’au Brésil et en Amérique du Nord. La traduction anglaise réalisée par Christina Kramer, figure centrale de la médiation des littératures macédoniennes dans le monde anglophone, a joué un rôle décisif dans cette reconnaissance, suscitant des critiques élogieuses dans des médias de référence et sur les grandes plateformes de lecture. Ce succès s’est prolongé avec la reconnaissance de Lidija Dimkovska, lauréate du même prix en 2013, confirmant l’existence d’un effet cumulatif où prix, traduction de qualité et médiation internationale se renforcent mutuellement. Toutefois, la concentration de ces trajectoires autour d’un nombre très restreint de traducteurs hautement spécialisés souligne aussi la fragilité du système : le départ à la retraite de Christina Kramer met en lumière la dépendance critique de ces littératures à quelques médiateurs-clés, malgré une visibilité accrue dans les espaces médiatiques et numériques internationaux.
Lors du deuxième cycle du programme Europe créative, les ajustements opérés à la suite des évaluations internes et des retours du public ont conduit à une réduction du nombre de points « automatiques » accordés aux lauréats du prix. Cette correction n’a toutefois pas remis en cause l’attractivité de ces œuvres, qui demeurent parmi les plus sollicitées dans le cadre des appels à projets. La procédure de désignation des lauréats nationaux, confiée à des jurys nationaux, continue de susciter des débats. Si cela peut ternir le processus par des risques relationnels propres aux scènes littéraires locales, elle présente aussi l’avantage d’une connaissance fine des contextes culturels concernés. Il apparaît néanmoins souhaitable d’introduire systématiquement une composante européenne au sein des jurys, afin de renforcer la dimension transnationale du prix et sa légitimité symbolique. À titre de comparaison, le programme « Capitale européenne de la culture » repose sur une majorité d’experts européens, les instances nationales n’assurant principalement que l’organisation du processus. En dépit de ces limites, le prix conserve un effet structurant majeur sur la trajectoire internationale des auteurs récompensés.
5.5. Exemple de bonne pratique : « Traduki »
« Traduki » est un réseau européen de fondations, d’institutions et de ministères qui relie les pays d’Europe du Sud-Est et les pays germanophones à travers la littérature. Ses activités consistent essentiellement à réaliser des traductions, oranger des festivals, salons, projets, programmes résidentiels, des cycles de débats, etc. Le réseau comprend 14 pays et permet un dialogue dans toutes les directions à partir des régions mentionnées. Il a également une dimension politique profonde, promouvant les questions liées à l’Europe et à l’intégration européenne, au dialogue, à la coopération et aux échanges entre voisins et au sein du réseau. Lancé en 2008 comme projet pilote experimental , « Traduki » est aujourd’hui un exemple de coopération culturelle multilatérale et internationale, qui jette des ponts transfrontaliers et des relations de bon voisinage.
Le réseau Traduki place les traducteurs au cœur de son dispositif de soutien, en reconnaissant pleinement leur rôle dans la circulation des œuvres, tous genres confondus, y compris les publications non littéraires. Son appel à candidatures, ouvert de manière continue avec deux échéances annuelles, a permis le financement de plus de 1 100 traductions réalisées par près de 600 traducteurs, attestant d’une activité soutenue et durable. L’un des principaux défis auxquels le réseau est confronté réside toutefois dans « l’attraction » d’éditeurs germanophones. Alors que les candidatures en provenance des pays d’Europe du Sud-Est sont largement majoritaires, l’asymétrie persistante des flux souligne les limites des dispositifs volontaristes lorsqu’ils se heurtent aux logiques éditoriales dominantes et aux hiérarchies linguistiques du marché européen du livre.
Il existe de nombreuses raisons objectives à cela. Comme l’expliquent les traducteurs expérimentés Will Firth et Paul Filev dans des interviews séparées, mais sur un ton similaire, il est très difficile d’attirer les éditeurs et de « donner une chance aux petites littératures ». Ils soulignent également le « manque décourageant de publicité et de critiques », mettant l’accent sur l’effet « doux-amer » unique de « l’exotisation » (Filev : 2021). « Ils la considèrent comme une littérature exotique venant de l’autre côté de l’Europe. Et même ceux qui connaissent un peu mieux la géographie, l’histoire et la culture européennes la considèrent comme une littérature post-socialiste ou post-yougoslave » (Firth : 2021).
5.6. Participation à des salons internationaux
Les salons du livre sont des événements clés pour la traduction et la promotion des littératures nationales à l’étranger. Bien sûr, leur nombre dans le monde est si important que lorsqu’il s’agit d’une présentation organisée, impliquant des fonds publics ou étatiques, le choix des salons où se présenter doit être fait avec le plus grand soin et une analyse stratégique. Outre le plus grand salon mondial, celui de Francfort, on observe un intérêt croissant des scènes littéraires des pays « périphériques », la pour la participation au salon spécialisé dans la littérature jeunesse de Bologne, au salon du livre de Londres et à d’autres salons régionaux tels que ceux de Belgrade, Istanbul, Vienne, Sofia et Bâle.
Si certains éditeurs sont parvenus à obtenir des résultats lors de ces « grands messes » , l’absence d’une stratégie de présentation capable de renforcer à la fois, l’image du pays et la visibilité de ses auteurs n’a pas permis de produire de effets cumulatifs. Il existe pourtant, à la foire du livre de Francfort, des mécanismes tels que Country in Focus, utilisé par certaines nations malgré les controverses récurrentes liées aux coûts, aux critères de sélection et aux modalités de promotion. Toutefois, l’accès à ce type de dispositif demeure hors de portée pour les pays ou régions linguistiques de petite taille, dont les ressources financières et organisationnelles ne permettent pas de soutenir une présence à une telle échelle. Certains des traducteurs et auteurs que nous avons inclus dans cette recherche soulignent également le rôle des soutien publics et du ministère de la Culture. Ainsi Ana Marija Cinege-Panzova n auteur connue de Macédoine du Nord ,déclare :
« Bien sûr, l’État lui-même devrait investir dans la promotion de sa propre production culturelle, dans l’affirmation de la langue, de la littérature et de la culture dans le monde. Dans le cas de la littérature, cela implique notamment d’aider à la publication de livres macédoniens traduits à l’étranger et à leur promotion, de fournir des fonds de voyage aux écrivains et aux éditeurs, de développer la coopération entre les institutions publiques et les éditeurs, de coopérer à l’organisation d’événements littéraires dans le pays cible, de soutenir les communautés minoritaires (société) et de les aider dans leurs efforts pour publier des documents imprimés, de soutenir l’organisation d’événements par les éditeurs, les facultés, les maisons d’édition, les théâtres et les salons, et de fournir des fonds pour la production de matériel promotionnel. Il serait préférable de disposer de fonds spécifiques à cette fin, auxquels il serait possible de postuler. » (Anamaria Cinege-Panzova : 2021).
6. Analyse des principaux acteurs de l’écosystème de la traduction littéraire en Europe
6.1. Le rôle des auteurs
La plupart des auteurs engagés dans une carrière internationale rencontrés dans le cadre de cette recherche indiquent recourir à des agents littéraires internationaux, auxquels ils délèguent la gestion des droits, la constitution de portfolios, ainsi que la centralisation des éléments de reconnaissance symbolique , critiques, articles, échos médiatiques, indispensables à leur visibilité à l’étranger. Dans de nombreux cas, toutefois, cette médiation professionnelle demeure partielle, voire absente, conduisant les auteurs à assumer eux-mêmes une part significative de leur promotion internationale.
À cet égard, plusieurs configurations peuvent être distinguées. Certains auteurs adoptent une stratégie d’engagement constant dans les circuits littéraires internationaux. Ce qui se traduite par une présence régulière dans les festivals et salons, acceptation d’invitations, inscription dans des réseaux de relations durables, recherche de prix et de reconnaissance critique, participation à des anthologies, et ce jusqu’à l’obtention de traductions. D’autres s’inscrivent dans une démarche plus volontariste, fondée sur une forte croyance en la valeur intrinsèque de leur œuvre, mobilisant intensivement leurs contacts personnels et les opportunités disponibles afin de forcer l’accès aux espaces de visibilité, parfois en l’absence de médiations structurées.
Il existe une troisième voie, fréquente dans les petits marchés éditoriaux, où des auteurs reconnus investissent une énergie considérable et multiplient les candidatures à des résidences, festivals et programmes internationaux, au risque parfois d’une surexposition parfois contre production our etblie leur image.
Bien entendu, la question se pose de savoir s’il convient de laisser aux auteurs eux-mêmes le rôle moteur et l’initiative entrepreneuriale. Cela vaut même en tenant pleinement compte de leurs qualités exceptionnelles, de leur curiosité interculturelle et de leur désir d’être connus, reconnus et appréciés dans d’autres contextes. Il me semble toutefois que, lorsque des fonds publics et des politiques publiques sont en jeu, les mécanismes d’évaluation critique, le respect de critères répondant à l’intérêt général et aux priorités de l’action publique, ainsi que l’existence de contrôles et de contrepoids, doivent rester prioritaires, y compris lorsqu’il s’agit d’auteurs dont la valeur est déjà reconnue.
6.2. Le rôle des traducteurs
Les traducteurs, à côte des auteurs, sont les acteurs les plus importants dans la réalisation des relations de traduction. Soucieux de leur carrière, de leur réputation, de la nécessité de participer à des projets de traduction de qualité, ils sont permanents et plus durables que les auteurs. Qu’ils aient ou non suivi une formation officielle, ces traducteurs sont permanents et proposent au moins un projet de traduction par an. Ils choisissent des maisons d’édition réputées et reconnues dans leur domaine et suivent et sélectionnent en particulier les auteurs les meilleurs ou les plus appréciés du moment. Ils jouent le rôle d’éditeurs et d’agents littéraires.
L’analyse des biographies des traducteurs montre que, dans ce cas également, il existe plusieurs catégories.
Dans un grand nombre de cas, les traducteurs ont des liens étroits avec le pays ou la communauté linguistique dont ils choisissent de traduire les œuvres. Ils sont souvent liés par le genre, l’émigration ou le mariage. Leur motivation est parfaitement illustrée par la déclaration de Paul Filev. Paul Filev est fréquemment cité comme un acteur de référence, aux côtés de traducteurs plus institutionnalisés comme Christina Kramer ou Will Firth. Ses témoignages mettent en lumière les conditions matérielles précaires du travail de traduction depuis des langues peu diffusées, les difficultés d’accès aux éditeurs anglophones, mais aussi le rôle déterminant des dispositifs européens et des réseaux professionnels dans la visibilité internationale de ces littératures minoritaires.
« Ma motivation première est de partager mon amour de la littérature macédonienne avec les anglophones. En tant qu’Australien macédonien de deuxième génération, il est très important pour moi de rester en contact avec la langue et la culture macédoniennes » (Filev : 2021).
Il arrive souvent que les traducteurs soient des professeurs de la langue à partir de laquelle ils traduisent, des linguistes ou des universitaires. Ils sont reconnus et respectés dans les cercles académiques et jouent un rôle important dans la diffusion auprès des futurs traducteurs et lecteurs.
Leur choix de traduction est en soi une recommandation ou une critique tacite pour l’auteur choisi. Parmi les traducteurs de ces cinq dernières années, ils ont été nombreux, même si les faits montrent qu’ils sont de moins en moins nombreux, que certains d’entre eux prennent leur retraite. Et il arrive qu’ils ne laissent pas d’héritiers derrière eux.
Une politique structurée de soutien à la traduction devrait accorder une priorité explicite à l’identification et à la consolidation des relations avec ces « colosses interculturels », dont le rôle dépasse largement la seule fonction de traduction. Une présence régulière dans les pays sources, ainsi qu’un accompagnement ciblé de leurs projets serait éminemment profitable. À cet égard, les universités, départements et académies ont un rôle clé à jouer, notamment en leur attribuant des statuts réguliers ou honorifiques, contribuant à la transmission des savoirs et à la formation de nouvelles générations de traducteurs. Parallèlement, les pouvoirs publics et les institutions culturelles gagneraient à reconnaître officiellement leur apport par des distinctions, des prix ou d’autres formes de reconnaissance symbolique, à la hauteur de leur contribution à la circulation internationale des œuvres et à la diversité culturelle. Dans plusieurs pays, il existe des traducteurs qui se consacrent exclusivement à la traduction ou qui publient régulièrement au moins une traduction par an. Ces traducteurs, bien qu’ils ne fassent pas partie du monde universitaire, devraient bénéficier de la même attention de la part du pays de référence. Ils devraient être invités à des festivals, des résidences, des ateliers, des formations professionnelles, mais aussi à des séjours et des visites de familiarisation. Leur précieuse expérience devrait être largement mise à profit dans toutes les catégories d’éducation informelle. Ils ne devraient pas être autorisés à changer de profession ou à réduire leur activité de traduction à néant.
Les traducteurs qui sont eux-mêmes de bons auteurs ou qui ont un goût prononcé pour la poésie constituent une catégorie à part. Milenko Pajić, de Serbie, et Roman Kisjov, de Bulgarie, sélectionnent avec soin les auteurs qu’ils traduisent. Outre la traduction classique, ils devraient également être encouragés par des rencontres et des séjours plus fréquents dans le pays source et par l’amitié avec des confrères et consœurs proches sur le plan poétique.
Une autre sous-catégorie est celle des auteurs qui se rencontrent lors de festivals et de résidences, établissent des contacts solides, un fort sentiment de proximité entre auteurs, et c’est de là que naissent leurs projets de traduction. C’est le cas d’Ahmed Burić, qui a séjourné à la résidence « Goten publishing » à Skopje, où il a noué une solide amitié avec Tihomir Jančovski, puis a continué à fréquenter ce dernier lors de résidences et de festivals, de Ljubljana à Sarajevo, avant de traduire finalement la poésie de Jančovski en bosniaque.
D’autres traducteurs sont motivés par leur fascination pour le pays, la région, les gens et leur culture. C’est le cas de Will Firth, qui a l’un des parcours les plus atypiques : traducteur vivant à Berlin, il est diplômé en allemand, russe et serbo-croate de l’Université nationale australienne. Il a suivi des études de troisième cycle au département des langues slaves méridionales de l’université de Zagreb et en philologie russe à l’Institut Pouchkine de Moscou.
Il traduit du russe, du serbo-croate, du macédonien et de l’allemand vers l’anglais, parfois vers l’allemand, et travaille comme traducteur indépendant depuis 1991. Le portfolio de Firth comprend des traductions de Dimitar Bashevski, Ivan Dodovski, Petre M. Andreevski, Luan Starova, Aleksandar Prokopiev, Jordan Plevnesh, ainsi que des nouvelles, notamment de Rumena Buzarovska. Firth est un bon exemple d’une catégorie de traducteurs indépendants parmi les traducteurs sérieux. Grâce à la proximité des langues slaves du sud, ou slaves, ils acquièrent des connaissances et des compétences leur permettant de traduire à partir de plusieurs langues. Bien sûr, la qualité de chaque traduction effectuée par un tel traducteur doit être évaluée individuellement. La large gamme linguistique améliore certainement les compétences, en particulier pour ceux qui se consacrent entièrement à la traduction. Il est illusoire d’espérer que les traducteurs renoncent à d’autres langues et se consacrent uniquement à une seule, surtout lorsqu’il s’agit de survivre dans des conditions de travail généralement précaires. Nous supposons que les éditeurs souhaitent également avoir des collaborateurs plus compétents, ils exigent donc d’eux une certaine diversité, faisant parfois appel à des auteurs d’une langue, parfois d’autres. L’obligation de cultiver de bons contacts avec les traducteurs et de les orienter vers un plus grand volume de travail dans le domaine reste la responsabilité des acteurs organisés dans le pays source. Les éditeurs, les auteurs, les collègues traducteurs, les employés du secteur du livre devraient organiser des séances d’information et avoir des contacts directs avec les traducteurs, s’intéresser à la continuité de leur travail et toujours leur signaler les possibilités qui s’offrent à eux.
En outre, on observe également d’autres cas de figure dans lesquelles, je suppose, la précarité et la nécessité de rester engagés obligent les traducteurs à faire de petits compromis.
Ainsi, ceux qui traduisent vers des langues parlées dans plusieurs pays, comme le français et l’allemand, essaient de trouver des éditeurs d’abord en Allemagne, puis en Autriche, par exemple. Plus précisément, certains traducteurs de l’ex-Yougoslavie traduisent tantôt en serbe, tantôt en monténégrin, tantôt en croate, en raison de la complexité des langues issues de l’ancienne langue serbo-croate. Le dilemme qui se pose ici devrait être résolu en contrôlant la qualité et la spécificité de la traduction, et la pression peut venir de la nécessité pour les pays mentionnés d’insister sur une expression aussi idiomatique que possible, et même de la compétitivité, c’est-à-dire de la spécialisation des traducteurs eux-mêmes. Par exemple, une traductrice vers le bosniaque a insisté pour être la traductrice exclusive, car elle seule « connaît l’esprit, l’essence de la langue bosniaque et l’âme bosniaque », et non quelqu’un qui possède des connaissances universitaires sur un idiome standardisé serbo-croate.
Il arrive que des traducteurs entrent en contact avec des auteurs, des éditeurs ou des directeurs de festivals influents et acceptent de participer à des projets de traduction d’œuvres de qualité relativement médiocre ou insuffisamment connues, même dans leur propre environnement. Bien sûr, nous parlons ici de compromis, et non de cas où des traducteurs au goût subtil choisissent des auteurs rares et, bien qu’ils ne soient pas suffisamment reconnus, même dans leur propre environnement, décident de les placer dans leur propre environnement, avec le sentiment qu’ils trouveront un écho favorable auprès des tendances littéraires de la scène réceptrice, c’est-à-dire du marché.
La situation où l’auteur apparaît comme traducteur ou co-traducteur présente également plusieurs variantes. Dans certains cas, l’auteur lui-même est un excellent expert de la langue en question, voire un professeur dans le département (comme les spécialistes de la langue anglaise Zoran Ančevski ou Dragi Mihajlovski). Parfois, l’auteur maîtrise bien les langues apparentées ou a une expérience personnelle ou familiale du bilinguisme. L’auteur Duško Rodev lui-même est apparu à deux reprises comme traducteur de ses propres œuvres en serbe. Risto Lazarov participe également à la traduction de ses œuvres.
Nous rencontrons également une situation « incestueuse » lorsque des partenaires de vie des auteurs apparaissent comme leurs traducteurs ou co-traducteurs. De tels cas indiquent le besoin et le désir des auteurs de réaliser une traduction aussi fidèle que possible à l’original. De contrôler la valeur et l’originalité de l’œuvre d’art traduite. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure motivation, compte tenu de l’esprit de la traduction et de la communication interculturelle qui se produit pendant la traduction. La traduction n’a pas pour but de transmettre l’essence exacte de l’original dans toute sa plénitude. Il y a aussi un grand attrait dans la semi-distance qu’a le traducteur objectif, en tant que médiateur entre deux mondes, entre deux cultures, deux langues. la brillance bien sûr, mais aussi l’apocryphe de l’insuffisance du médiateur dans l’original.
La dernière situation est celle où n’importe qui se déclare traducteur. Un parent de l’auteur, un parent de l’éditeur, l’éditeur ou son assistant, une personne influente dans le monde de l’édition et de la littérature, etc. Bien sûr, ce ne sont pas les meilleures situations pour une traduction. Parce qu’elles sont fortuites, insuffisamment informées, peu importe leur motivation ou leur expérience générale imprégnée de professionnalisme. La seule condition acceptable est lorsqu’ils constituent la première étape d’une carrière et d’un engagement dans la traduction, et non des phénomènes qui apparaissent comme des éclairs épars par un chaud après-midi d’été.
6.3. Comment les traducteurs travaillent-ils sur leurs projets ?
Paul Filev dit : « Je n’ai pas encore eu la chance d’être contacté par un éditeur ! En général, après avoir vérifié que les droits d’auteur du livre à traduire en anglais sont libres, je fais un extrait de traduction et je commence à chercher un éditeur. Cependant, il m’est arrivé de traduire entièrement des livres plus courts (20 000 mots) avant de chercher un éditeur. Lorsque je cherche un éditeur, je m’assure que ma proposition correspond à son programme éditorial. J’envoie l’extrait à de nombreuses adresses. Les petits éditeurs sont généralement plus enclins à s’intéresser aux « petites » langues et littératures et aux auteurs nouveaux ou inconnus. Avoir déjà eu des contacts personnels ou des relations avec certains éditeurs peut aider, mais il y a aussi le risque que l’éditeur cesse de prêter attention au grand nombre de propositions. »
La traductrice italienne Mariangela Biancofiore adopte une approche similaire : « J’accepte rarement un livre inconnu ou un livre d’un auteur que je ne connais pas, proposé par un éditeur. C’est moi qui choisis un livre ou un auteur et qui les propose à l’éditeur, en traduisant un extrait. Pour l’instant, je ne collabore qu’avec une seule maison d’édition, après les mauvaises expériences que j’ai eues avec une maison d’édition que je ne connaissais pas. Je n’accepte désormais les travaux d’un éditeur inconnu que si le contact passe par une personne en qui j’ai confiance » (Biancofiore : 2021).
Bien qu’ils effectuent un travail intellectuel complexe, qui demande beaucoup de temps et des vérifications et recherches supplémentaires, les traducteurs soulignent le problème des tarifs et des frais de traduction. Ils affirment que les tarifs sont bas et qu’ils ont souvent dû renoncer à des traductions parce que le soutien du ministère ou de tout autre bailleur était inférieur au minimum décent.
Traducteur renommé, Will Firth affirme que sa seule source de revenus est la traduction et que, par conséquent, sans une rémunération adéquate, il ne peut tout simplement pas survivre. Il explique que c’est son adhésion à des associations professionnelles qui l’a aidé à « se sauver », soulignant qu’elles disposent de divers mécanismes de soutien.
Selon la traductrice hongroise Anna Maria Cinége-Panzová, « les progrès les plus importants dans le domaine de la traduction, en termes d’opportunités de travail en tant que traducteur littéraire, ont été le Prix littéraire européen et le système de financement de la traduction de l’EACEA(Agence exécutive européenne pour l’éducation et la culture/ European Education and Culture Executive Agency)) . Grâce à cela, les opportunités pour les traducteurs se sont considérablement améliorées, même si beaucoup dépend de l’ouverture et de l’engagement, du dévouement des éditeurs à publier des œuvres littéraires mineures, de leur promotion de manière appropriée, etc. Cependant, les honoraires habituels pour la traduction (pour les traducteurs littéraires) restent très bas, de sorte que le plus souvent, ce travail reste un complément de revenu et que le traducteur ne peut pas se consacrer pleinement à son travail, car il doit trouver un autre moyen de subsistance. Malheureusement, les traductions littéraires en Hongrie sont très mal rémunérées, le travail des traducteurs littéraires, le temps et les efforts qu’ils doivent investir ne sont pas suffisamment valorisés dans une bonne traduction, et lorsqu’il s’agit de traduire à partir d’une petite langue, au lieu de valoriser les connaissances spécifiques, les éditeurs attendent d’une personne qu’elle traduise presque gratuitement, par enthousiasme et qu’elle soit heureuse de pouvoir le faire » (Cinege-Panzova : 2021).
Trop souvent, les traducteurs acceptent également de renoncer à une partie de leurs honoraires pour couvrir d’autres frais, afin que les éditeurs acceptent de prendre en charge l’ensemble du projet. Paul Filev évoque de véritables cauchemars pour se faire payer son travail honnêtement effectué : il leur a envoyé de nombreuses lettres de rappel, a négocié le paiement à maintes reprises et a souvent signé des contrats avec une clause variable, qui réduisait son tarif si l’éditeur ne fournissait pas de subvention pour la traduction. Il lui est toutefois arrivé de ne pas recevoir le montant convenu malgré la subvention accordée. Ou alors, on lui a proposé une rémunération qu’il était censé percevoir sous forme de droits d’auteur sur le nombre de livres vendus, mais il n’a reçu ni part des ventes, ni aucun paiement. Cependant, Filev constate des changements positifs ces dernières années : ce sont précisément les prix de traduction et les prix internationaux tels que le Booker qui ont suscité un intérêt accru pour les livres traduits, les blogueurs et divers messages sur « Twitter » et d’autres médias sociaux réussissant à attirer l’attention sur certains auteurs et certaines lettres d’auteurs. Toutefois, selon Filev, un effort considérable est nécessaire pour que la littérature des langues moins répandues attire une telle attention. Namita Subioto explique qu’en Slovénie, la Société des traducteurs littéraires slovènes organise chaque année des conférences professionnelles sur la traduction, parfois des ateliers (mais pas pour toutes les langues), en coopération avec l’Agence publique du livre, des bourses de traduction sont accordées, et il existe également des résidences de traduction et des séminaires pour les traducteurs étrangers de littérature slovène.
6.4. Le rôle des éditeurs
Dans des conditions normales de connexion et d’intérêt, les éditeurs des maisons d’édition devraient jouer un rôle clé dans la (re-)connaissance d’une certaine littérature, de ses tendances, et seraient ainsi les meilleurs arbitres capable de dénicher les pépites en littérature. Malheureusement, comme nous l’avons déjà vu, l’intérêt pour les petites littératures est quasi inexistant, ne dépassent pas l’intérêt pour l’exotisme. Les projets qui ont abouti à une, deux ou plusieurs traductions le sont donc pour ainsi dire presque par hasard.
En l’absence d’intérêt éditorial spécifique, les projets de traduction sont organisés par des organisateurs de festivals, des rédacteurs en chef de magazines ou responsable de programmes dans les médias classiques. Ils possèdent eux-mêmes des maisons d’édition ou travaillent pour ces memes maisons d’édition.
Par ailleurs, ces éditeurs assurent souvent eux-mêmes une partie du travail critique et médiatique : ils rédigent des recensions des ouvrages traduits ou sollicitent leurs proches collaborateurs pour le faire, et il n’est pas rare qu’ils interviennent également comme traducteurs. Ils prennent en charge l’ensemble du dispositif de promotion, notamment en organisant la participation des auteurs traduits à des festivals et en concevant des soirées littéraires spécifiques associant auteurs et traducteurs, intégrées aux programmes culturels existants.
L’analyse des projets menés dans le cadre du réseau Traduki met en évidence cette approche intégrée. Qu’il s’agisse des invitations d’auteurs, des conférences, des débats ou, surtout, des dispositifs promotionnels déployés lors de salons majeurs tels que Leipzig, Francfort ou Vienne, ainsi que dans l’ensemble de l’Europe du Sud-Est, ces programmes reposent sur la mise en relation étroite d’éditeurs, de critiques, de chroniqueurs, de journalistes et d’experts reconnus, en interaction directe avec les traducteurs et les auteurs. Ces rencontres constituent un maillon essentiel des dynamiques de circulation et de reconnaissance des œuvres traduites.
Un autre exemple, bien que situé en dehors du cadre européen, mérite néanmoins d’être mentionné. Il s’agit de la maison d’édition américaine Dalkey Archive Press, qui a publié pendant plusieurs années des traductions de plusieurs auteurs prometteurs, ainsi qu’une anthologie consacrée à la littérature macédonienne. En 2017, Dalkey Archive Press a soumis au ministère de la Culture une proposition de coopération structurée, articulée autour de plusieurs scénarios possibles. Celle-ci n’a toutefois pas pu être retenue , l’institution étant alors confrontée à un niveau d’endettement hérité d’autres projets éditoriaux majeurs, la dette cumulée du programme d’édition excédant à elle seule une fois et demie le budget annuel consacré à l’édition.
6.5. Les agents littéraires
À côté de cet écosystème littéraire largement fondé sur des réseaux informels, des engagements individuels et des dispositifs de coopération culturelle, se développe également, de manière plus ponctuelle et inégale, le recours aux agents littéraires. Ceux-ci apparaissent principalement dans les trajectoires d’auteurs ayant déjà atteint un certain degré de reconnaissance internationale,
Comme nous l’avons déjà mentionné, certains auteurs, ceux qui ont fait l’objet de multiples traductions en langues étrangères, comme ils nous l’ont eux-mêmes confié, font appel à des agents littéraires . Ce derniers archivent leurs succès, récompenses, critiques, apparitions publiques, qu’ils utilisent ensuite dans le cadre de leur propre promotion.
Ces portfolios et données analytiques ne sont collectés par aucune institution publique, association professionnelle ou institut. Personne, à l’exception des auteurs eux-mêmes.
Les petites littératures sont confrontées à des situations où il n’y a pas un seul agent littéraire professionnel dans le pays. Il n’existe pas un seul emploi correspondant à ce profil. Ce travail d’agent est principalement effectué par tous les participants au système de traduction.
Au cours des dernières années, plusieurs initiatives ont vu le jour afin d’expérimenter la création d’agents littéraires à l’échelle régionale, un même agent étant amené à accompagner plusieurs littératures. Toutefois, une approche plus structurée mériterait d’être envisagée. Celle-ci pourrait passer par l’implication d’un ministère ou d’une agence de l’emploi, en partenariat avec une association professionnelle ou une maison d’édition, sous la forme d’un stage d’observation, d’un dispositif d’incubation ou du soutien à une jeune entreprise innovante. Une telle démarche gagnerait à mobiliser les instruments relevant non pas exclusivement des politiques culturelles, mais également des politiques économiques et de l’innovation. Le recours déjà effectif, par certains auteurs issus de littératures peu diffusées, à des agents étrangers, ainsi que le fait que certains éditeurs assument de facto ce rôle pour leurs auteurs, constituent des indices probants du potentiel et de la viabilité d’un tel modèle.
7. Les dispositifs en place
7.1. Les Programmes de bourses
En l’absence d’agents littéraires formés et structurés, d’autres acteurs de la chaîne de la traduction s’efforcent de pallier ce manque et de stimuler le développement du secteur éditorial. Parmi les dispositifs les plus répandus figurent les « programmes de bourses » mis en place par de nombreux festivals littéraires. Ces programmes s’adressent prioritairement aux éditeurs étrangers, aux directeurs et responsables de programmation de festivals, aux agents littéraires ainsi qu’aux découvreurs de talents. Leur objectif est de familiariser des acteurs-clés du monde de l’édition et des scènes littéraires internationales avec les productions locales, dans l’espoir de susciter de nouvelles traductions, des invitations d’auteurs, des opportunités de promotion et, plus largement, de renforcer les dynamiques de mise en réseau entre écrivains et professionnels du livre à l’échelle européenne et internationale.
7.2 Les résidences
Les résidences littéraires et de traduction constituent aujourd’hui l’un des formats les plus répandus pour renforcer les échanges professionnels et encourager la coopération dans le domaine de la traduction et de la promotion des œuvres. Auteurs et traducteurs sont généralement sélectionnés à l’issue d’appels à candidatures annuels, pour des séjours de plusieurs semaines à plusieurs mois. Ces programmes visent à leur offrir une immersion dans la scène littéraire, intellectuelle et culturelle du pays d’accueil, afin de favoriser l’établissement de relations durables susceptibles de se prolonger, à terme, en projets de traduction, de publication ou de diffusion.
Durant leur résidence, les participants poursuivent leur travail d’écriture ou de traduction, prennent part à des événements culturels, rencontrent des institutions et sont présentés au public dans le cadre de rencontres organisées en partenariat avec des centres culturels, des festivals, des librairies ou d’autres acteurs structurants de la scène locale.
À titre d’exemple, la maison d’édition Goten a développé, en collaboration avec différents organismes de financement, un programme de résidences fondé sur une coopération internationale approfondie. Ouvert à des auteurs issus d’autres espaces culturels européens et méditerranéens, ce dispositif a donné lieu à de nombreuses collaborations fructueuses, se traduisant par la publication de livres, la participation à des festivals et événements littéraires, ainsi que par la réalisation de projets communs et de contributions à des anthologies et à des revues.
7.3 Marché, promotion, marketing
Les témoignages recueillis auprès des auteurs offrent un éclairage précis sur les conditions d’accueil de leurs œuvres sur les marchés étrangers. Les tirages observés varient selon la taille des pays de réception, mais se situent généralement entre 1 000 et 1 500 exemplaires, certaines traductions donnant lieu à plusieurs éditions. Tous s’accordent toutefois sur le fait que la réception d’un livre traduit dépend étroitement de l’investissement promotionnel de l’éditeur. Comme le souligne Rumena Bužarovska, lorsqu’un éditeur organise des lectures publiques, des rencontres ou d’autres formes de médiation, l’œuvre rencontre un public ; à défaut, elle demeure souvent cantonnée à une existence purement formelle dans les catalogues. La proximité culturelle entre les espaces de production et de réception peut également jouer un rôle dans cette dynamique.
L’expérience de Blaže Minevski, dont le roman Nišan a été traduit dans plusieurs pays, illustre la diversité des trajectoires possibles. En Pologne, l’ouvrage a bénéficié d’une importante couverture critique et a été nommé pour le prestigieux prix Angelus ; en Arménie, il est resté plusieurs mois en tête des listes de lecture ; en Italie, une seconde édition est en cours. Ces exemples montrent que, dans certains contextes, une traduction peut trouver un écho significatif lorsque les conditions de réception sont réunies.
Lidija Dimkovska, lauréate du Prix européen de littérature et traduite en quinze langues, souligne l’importance d’un accompagnement éditorial. Invitée à des tournées promotionnelles et à de nombreux festivals, elle reconnaît la qualité du travail mené par son éditeur américain. La traduction anglaise de son œuvre a fait l’objet de nombreuses critiques, favorisées par une stratégie de diffusion assidue auprès des médias spécialisés et par une tournée littéraire organisée dans plusieurs villes américaines.
Dans les pays où la diaspora joue un rôle important, la réception des œuvres traduites se manifeste également à travers des médias communautaires. Paul Filev note ainsi que certaines radios australiennes diffusent des critiques d’auteurs macédoniens, principalement à destination du public diasporique, de même que la presse écrite en langue macédonienne.
De manière générale, les auteurs constatent qu’ils bénéficient souvent d’une couverture critique plus importante à l’étranger que dans leur pays d’origine, ce qui témoigne à la fois d’une structuration plus développée des scènes littéraires de réception et d’une attention accrue portée à la critique dans certains marchés.
Les traducteurs, pour leur part, soulignent les limites persistantes de la promotion des livres traduits. Comme le rappelle Anamaria Cinege-Panzova, si les traductions suscitent fréquemment des réactions positives et des critiques professionnelles, elles peinent encore à toucher un public élargi, faute d’investissements suffisants en matière de promotion. Les petits éditeurs, en particulier, disposent de moyens très limités, tandis que les structures plus importantes hésitent à engager des ressources pour la diffusion d’œuvres issues de langues peu diffusées. Le recul, voire la disparition, de nombreuses revues spécialisées dans la littérature étrangère accentue encore cette difficulté, en réduisant les espaces de médiation critique indispensables à la circulation durable des œuvres traduites.
9. Conclusions
Cette analyse de l’état de la traduction littéraire européenne a tenté de mettre en évidence les principaux acteurs, les principaux processus et les principales tendances qui régissent les interactions entre la littérature source et la littérature cible. L’étude ne se voulait pas uniquement basée sur l’analyse, la recherche et les données, mais souhaitait également inclure l’expérience et la participation des auteurs, traducteurs, éditeurs et autres professionnels capables de percevoir les directions dans lesquelles le processus peut se poursuivre.
Au cours des dix dernières années, et en particulier au cours des cinq dernières années, divers acteurs ont vu le jour : maisons d’édition, agents littéraires, critiques qui souhaitent publier et présenter les auteur et leur pensée d’un pays et d’une communauté linguistique à d’autres. Il existe des acteurs internationaux, des directeurs de salons, des éditeurs, des responsables de programmes et des consortiums collaboratifs qui souhaitent créer des projets d’intérêt mutuel. Il existe également des réseaux de bailleurs de fonds, de ministères, d’agences et de programmes européens qui peuvent faciliter la collaboration. Il s’agissait de montrer comment le secteur culturel fonctionne réellement, avec tous ses avantages et ses inconvénients, ses lacunes, afin que des politiques et des programmes de soutien plus appropriés, plus efficaces et mieux adaptés puissent être mis en place.
Le monde de la promotion et des échanges littéraires est concurrentiel, il est dominé par le capitalisme mondial et l’industrie culturelle, qui s’intéressent davantage aux ventes qu’à une véritable expérience interculturelle et à l’enthousiasme pour la diversité. Les institutions publiques, les organismes publics et les organismes de financement peuvent aider les communautés linguistiques et culturelles différentes, généralement plus petites, à se promouvoir. Mais ils doivent considérer les acteurs du domaine comme des partenaires partageant le même objectif et les traiter comme des organisations à but non lucratif, indépendamment de leur statut juridique d’entreprises privées. Les mesures de soutien doivent être adaptées de manière adéquate, afin de ne pas étouffer les micro-entreprises sous le poids du cofinancement ou de la fixation d’objectifs irréalisables. Il est crucial de comprendre que la promotion littéraire relève davantage de la coopération culturelle, d’un engagement à long terme et d’une mission et de valeurs. Elle ne peut donner les meilleurs résultats que si elle est abordée en conséquence.
Enfin, à travers une analyse critique des acteurs, des processus et des dispositifs, nous avons tenté de produire une synthèse assortie de recommandations visant à prévenir le risque de voir une part essentielle de la diversité culturelle européenne — en particulier la production littéraire des communautés situées en position périphérique — progressivement marginalisée, voire exclue des échanges intellectuels à l’échelle européenne. Un tel appauvrissement constituerait une perte majeure pour l’Europe dans son ensemble, tant pour les locuteurs des langues dominantes que pour ceux des langues minoritaires ou minorisées.
10. Références
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Allen, Esther (éd.), 2007. Être traduit ou ne pas être traduit : rapport PEN/IRL sur la situation internationale de la traduction littéraire, Barcelone : Institut Ramon Llull.
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Bosansko-hercegovački autori u prijevodima na evropske jezike, studija.
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Documents institutionnels
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Note de Politique internationale 2024-2029 des Gouvernements de la FWB et de la Wallonie
Entretiens avec des auteurs et des traducteurs :
Goce Smilevski, Rumena Bužarovska, Lidija Dimkovska, Petar Andonovski, Paul Filev, Will Firth,
Mariangela Biancofiore, Anamaria Cinege-Panzova, Namita Subioto.
EUROSTAT (code de données en ligne : cult_emp_sex)
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:52010DC0183
Communication de 2020 sur la politique d’élargissement de l’UE,
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Office national de la statistique, Activité éditoriale 2014, Skopje : DZS, 2015