Vers le 0,7 % pour la culture

Par Frédéric Jacquemin

Directeur Association Marcel Hicter 

Ce texte propose de placer le regard vers un secteur rarement envisagé comme levier structurant de l’aide au développement : celui de la culture. En interrogeant le rôle potentiel des institutions publiques subventionnées et leur capacité à contribuer, à leur échelle, à un effort collectif de solidarité, il s’agit d’explorer une piste complémentaire pour redonner de l’élan à l’ambition des 0,7 % du PIB que les pays du Nord se sont engagés à verser au titre de l’Aide publique au développement.

Un engagement international toujours hors de portée

Chaque année, le CNCD-11.11.11 publie son rapport, qui traite des grandes tendances observées dans le monde de l’aide publique au développement (APD). Le retrait des États-Unis du multilatéralisme et l’éradication pure et simple des moyens consacrés à l’aide internationale, via la suppression de leur agence, l’USAID, en constituent sans doute le fait le plus marquant. Mais d’autres éléments, plus proches de nous, sont également mis en lumière par le rapport.

En 2024, la Belgique a consacré 0,48 % de son revenu national brut (RNB) à l’aide publique au développement. Même si ce chiffre constitue un progrès par rapport aux années précédentes, il reste très éloigné de l’objectif de 0,7 % fixé dès 1970 par l’Assemblée générale des Nations unies et confirmé par les recommandations du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. Plus d’un demi-siècle après cet engagement, la Belgique, comme la plupart des pays donateurs, peine toujours à atteindre cet objectif.

Or, si l’engagement des États est visiblement défaillant, pourquoi ne pas envisager d’autres acteurs pour parvenir aux 0,7 % ? Face à cette stagnation structurelle, il devient nécessaire d’imaginer des voies complémentaires, additionnelles, qui ne remplacent pas l’APD officielle mais viennent la renforcer et la compléter.

La culture comme levier complémentaire de solidarité internationale

Je m’intéresserai ici au lien à tisser entre l’aide publique organisée par l’État et un secteur qui nous concerne directement : celui de la culture. Pour le secteur qui nous occupe, l’une de ces voies consisterait à ce que chaque institution publique subventionnée (musées, centres culturels, universités, hôpitaux, écoles supérieures artistiques, infrastructures de santé, opérateurs éducatifs) consacre 0,7 % de sa subvention annuelle à un partenariat structuré avec un acteur du Sud.

Ce partenariat pourrait concerner différentes actions : mobilités professionnelles, programmes de renforcement des capacités, résidences, coproductions, appui institutionnel, recherche-action, formation continue. Ce mécanisme serait cogéré Nord–Sud, transparent et évalué, en cohérence avec les principes du CAD de l’OCDE en matière d’efficacité de l’aide, ainsi qu’avec la Convention de l’UNESCO de 2005, qui encourage explicitement la coopération internationale et le traitement préférentiel en faveur des acteurs culturels du Sud.

Des exemples concrets, sans bouleverser les équilibres financiers

Plusieurs acteurs culturels publics belges pourraient y contribuer sans bouleverser leur équilibre financier. À titre d’exemple, un musée dédié aux arts contemporains pourrait employer ces 0,7 % pour soutenir la conservation, la muséographie ou la médiation dans une institution partenaire d’Afrique centrale, ou pour organiser une résidence curatoriale croisée permettant le développement de compétences spécifiques — inventaire, numérisation, régie, curation participative.

Un conservatoire ou une école d’arts pourrait déployer ces moyens pour offrir des stages, des ateliers ou des masterclasses à de jeunes professionnels du Sud, ou soutenir des académies locales en voie de structuration. Un centre culturel pourrait financer la tournée d’un collectif artistique du Sud, un programme de cocréation ou un laboratoire d’éducation populaire en partenariat avec une maison de jeunes à Dakar ou à Cotonou, dans les pays partenaires de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Nous pouvons étendre ce raisonnement à d’autres secteurs. Une université pourrait consacrer ce montant à des bourses pour des étudiants du Sud, à des échanges de chercheurs, à des séminaires partagés ou à un programme doctoral codirigé. Un hôpital public pourrait soutenir la formation de chirurgiens ou de gestionnaires hospitaliers dans des structures partenaires. L’idée générale étant que l’ensemble des acteurs sociaux participent à cette démarche et puissent témoigner concrètement de leur engagement, en complément de l’effort imparfait des gouvernements.

Transformer une contrainte budgétaire en principe daction publique

Naturellement, au regard des coupes budgétaires que nous connaissons, cette proposition s’inscrit dans un contexte de fortes tensions. Malgré une hausse en termes absolus, le rapport du CNCD souligne que l’APD belge est de plus en plus mobilisée pour des dépenses comptabilisées sur le territoire national, réduisant mécaniquement les montants réellement destinés aux pays partenaires. Parallèlement, le secteur culturel peine déjà à préserver ses missions fondamentales.

Dans un tel contexte, une contribution supplémentaire, fût-elle minime, pourrait sembler vouée à l’échec. Pourtant, cette approche se propose précisément de transformer une contrainte en opportunité, en inscrivant la solidarité internationale dans les pratiques ordinaires des institutions culturelles subventionnées. Elle donnerait une traduction concrète aux engagements portés par la Convention de l’UNESCO de 2005, à laquelle se rallient de nombreux acteurs culturels en Belgique francophone.

Le « 0,7 % culturel » apparaîtrait alors moins comme une charge que comme un acte de cohérence. Il permettrait de reconnaître que la culture, au même titre que l’éducation, la santé ou la recherche, peut contribuer à la construction d’un monde plus équitable. Ancrée dans le quotidien des institutions, cette démarche renforcerait leur crédibilité éthique et leur ouverture internationale.

Ce mécanisme ne constituerait pas une révolution : nous ne parlons que d’une partie infime des budgets, mais qui pourrait faire une grande différence pour les acteurs du Sud. Surtout, il permettrait de traduire les bonnes intentions du secteur culturel en actions tangibles. Il s’agit de rappeler que la solidarité internationale n’est pas seulement l’affaire des ministères, mais un principe partagé par l’ensemble du secteur culturel.

  La solidarité culturelle internationale  ne doit pas demeurer un idéal abstrait, sans prise réelle sur les pratiques.  Les institutions culturelles continuent d’être financées sur la base dobjectifs proclamés — ouverture, diversité, coopération — mais comment traduire cela  en actes mesurables ? Assumer un « 0,7 % culturel » contraindrait le secteur à dépasser une posture déclarative pour se confronter à ses propres responsabilités dans un monde traversé par des inégalités structurelles persistantes. Cest inconfortable mais nécessaire, à mon sens, pour redonner à laction culturelle en Fédération Wallonie-Bruxelles une portée politique et un souffle aujourdhui affaiblis.


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