De l’Art Nouveau à l’Art Déco, entre continuités et ruptures dans les politiques culturelles bruxelloises

Par Serena Pacciani , Collaboratrice de l’Association Marcel Hicter

En 2025, avec des activités qui se poursuivront jusqu’en janvier 2026, Bruxelles consacre une année thématique à l’Art Déco, succédant à la très réussie Année de l’Art Nouveau en 2023 . Cette transition 1 presque naturelle offre l’opportunité d’analyser les continuités stratégiques entre ces deux initiatives, ainsi que les inflexions significatives dans l’approche de la valorisation patrimoniale. Sous la coordination du commissaire Paul Dujardin et le pilotage conjoint d’urban.brussels et visit.brussels, l’année Art Déco 2025 s’articule, ça va sans dire, autour du centenaire de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris (1925), moment fondateur de ce mouvement incontestablement caractérisé, pour

simplifier, par ses lignes géométriques et son ornementation indiscutablement luxueuse.

Un programme éprouvé au service d’une nouvelle ambition

Le bilan de l’Année Art Nouveau 2023 constitue un socle solide et un précédent déterminant pour la  nouvelle édition: avec plus d’un million de visiteurs, plus de 8.500 Art Nouveau Pass vendus et une couverture médiatique internationale significative, le programme a démontré dans son entièreté la viabilité d’une stratégie de valorisation patrimoniale à grande échelle, dynamisée par l’ouverture au public de lieux emblématiques – l’Hôtel Solvay, la Maison Cauchie, l’Hôtel Van Eetvelde et la Maison Hanon – grandes redécouvertes du patrimoine bruxellois, qui continuent d’inspirer la programmation 2025. Plus encore, l’évolution de l’Art Nouveau Pass en Art Nouveau Art Déco Pass illustre parfaitement cette logique de capitalisation: en ajoutant plusieurs sites Art Déco aux neuf lieux Art Nouveau déjà inclus, le nouveau dispositif a favorisé une approche diachronique du patrimoine architectural bruxellois. L’Année Art Déco s’inscrit donc explicitement dans cette continuité, avec un dispositif organisationnel presque identique: par exemple, les Halles Saint-Géry, qui avaient accueilli des expositions phares sur l’Art Nouveau, ont consacré l’intégralité de leur programmation 2025 à l’Art Déco, avec trois expositions majeures : Cinémas Art Déco à Bruxelles, À la carte Art Déco et Mode et Art Déco: résonances contemporaines; une continuité institutionnelle qui a garanti une expertise et une mobilisation efficaces des partenaires culturels.

Le programme affiche des ambitions quantitatives comparables à celles de 2023: quatorze expositions réparties dans différents musées et institutions culturelles, de nombreuses visites guidées organisées par des

associations spécialisées (comme ARAU, Arkadia, Brussels Art Deco Society, Pro Vélo), ainsi qu l’ouverture exceptionnelle de sites habituellement fermés au public; événement majeur, l’inauguration au musée du Cinquantenaire d’une salle permanente dédiée aux arts décoratifs du XIXᵉ siècle vient renforcer le solide ancrage institutionnel de cette démarche majeure de valorisation patrimoniale.

Le glissement: vers une approche plus critique et sociétale

L’Année Art Déco ne se contente pas toutefois de reproduire le modèle d’il y a deux ans: elle marque également une inflexion significative vers une méthodologie critique, ancrée sur la contextualisation du patrimoine. Le programme affiche explicitement l’intention d’aborder une diversité de thématiques essentielles, allant de l’accès au patrimoine et sa valorisation, à l’aménagement de l’espace public, en passant par l’architecture contemporaine, la décolonisation et les enjeux de patrimoine immatériel.

Au premier plan, l’introduction de la question décoloniale constitue une évolution capitale: si cette dimension était déjà perceptible en 2023 — notamment au LAB.AN, à travers l’évocation des liens entre l’Art nouveau et le colonialisme —, elle n’occupait pas encore une place aussi centrale dans le discours officiel.

Cette approche critique se retrouve également dans les choix thématiques de plusieurs autres expositions. L’attention portée au verre, matériau « démocratique » par excellence dans l’entre-deux-guerres, illustrée par trois expositions prévues au printemps 2025, ainsi que celle du Musée BELvue, Art déco. Le style d’une société en pleine mutation, témoignent d’une sensibilité accrue aux enjeux socio-économiques du 1 Serena Pacchiani, De la grammaire à l’encyclopédie: bilan de l’Année de l’Art Nouveau à Bruxelles, Association Marcel Hicter, Section Analyses, 24/09/2024, https://fondation-hicter.org/fr/bilan-annee-art-nouveau-bruxelles/mouvement. De plus, les Matrimony Days, organisés du 26 au 28 septembre 2025 par l’asbl L’architecture qui dégenre avec le soutien d’urban.brussels, constituent une innovation programmatique particulièrement significative. Cette initiative a mis en lumière les femmes longtemps restées dans l’ombre — coordinatrices, ouvrières, archivistes, artisanes ou designers — et largement effacées des récits historiques. L’exposition, consacrée à des figures telles que Céline Dangrotte, personnalité fascinante mais méconnue de l’Art déco belge, ou Lina Cauchie, peintre talentueuse et pionnière, traduit une volonté affirmée de déconstruire un récit patrimonial dominant, souvent androcentré.

En dernier lieu, la thèmatique dédiée aux Journées du Patrimoine 2025, Années folles, années krach, illustre pleinement cette démarche de contextualisation historique et sociale. En mettant en lumière la dualité de l’entre-deux-guerres — période d’émancipation des mœurs, mais aussi de fragilités économiques et de tensions politiques —, elle a dépassé, dans ses orientations programmatiques, la simple célébration esthétique. Cette approche contraste avec la précédente exposition La Grammaire d’Horta (2023) qui, malgré sa rigueur analytique, demeurait principalement centrée sur les dimensions formelles et techniques de l’architecture.

Les défis: cohérence narrative et accessibilité réelle

En dépit de ces ambitions, aussi pertinentes soient-elles, l’Année Art Déco soulève la question de sa capacité à construire un récit d’ensemble cohérent et à toucher réellement des publics et des audiences encore plus larges, au-delà du cercle des amateurs déjà sensibilisés au patrimoine. La déclaration de Paul Dujardin, selon laquelle le programme vise à trouver un prisme permettant d’aborder l’Art Déco de manière transversale – malgré les moyens limités disponibles – révèle paradoxalement une tension inhérente au projet: cette reconnaissance explicite de contraintes budgétaires suggère que l’ambition programmatique pourrait excéder les ressources mobilisables, risquant d’atténuer l’impact de certaines initiatives, ou encore, de créer des déséquilibres qualitatifs entre les différentes manifestations.

Par ailleurs, l’approche critique annoncée s’est heurtée aux attentes d’un public international, toujours plus, et majoritairement attiré par une expérience esthétique et touristique. Les chiffres de l’Année Art Nouveau 2023 montraient déjà une forte participation belge (47 %), mais également une part significative de visiteurs français (21 %) et internationaux (13 %); Ces publics recherchaient généralement une immersion dans l’atmosphère de l’époque. Le défi de l’Année Art Déco 2025 a été de concilier rigueur scientifique et réflexion critique — notamment sur l’influence du colonialisme dans l’art et le patrimoine — tout en préservant l’attrait touristique et l’expérience immersive.

Par ailleurs, l’accessibilité, présentée comme un enjeu prioritaire — notamment aux Halles Saint-Géry, avec ses expositions gratuites et un accès garanti aux personnes en fauteuil roulant — reste inégalement assurée selon les sites. Le Palais Stoclet, chef-d’œuvre de Josef Hoffmann, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, illustre parfaitement cette tension entre conservation et démocratisation culturelle: malgré les efforts de numérisation 3D, comme lors de l’exposition Stoclet 1911 Restitution en 2023, l’édifice lui-même demeure largement inaccessible au grand public, révélant les limites des stratégies de valorisation patrimoniale face aux contraintes de préservation.

La multiplic ation des partenaires et des initiatives — qu’il s’agisse de nombreuses expositions, d’associations ou de communes impliquées — pourrait également entraîner un risque de dispersion. Alors que l’Année Art Nouveau avait bénéficié d’une exposition phare fédératrice, La Grammaire d’Horta au BOZAR, qui servait de pivot symbolique et intellectuel pour l’ensemble de la programmation, l’Année Art Déco, en répartissant ses initiatives sans événement central aussi structurant, semblerait éprouver des difficultés à imposer une narration cohérente et mémorable.

Il reste enfin à considérer que la question de la pérennité des acquis se pose avec une particulière acuité: si l’ouverture de nouveaux sites lors de l’Année Art Nouveau 2023 avait constitué un progrès durable, il n’est pas certain que l’Année Art Déco produise des avancées comparables en matière d’accessibilité permanente au patrimoine. La focalisation sur les expositions temporaires et les événements ponctuels pourrait en effet limiter l’impact structurel de l’initiative.

Vers un modèle évolutif de valorisation patrimoniale

L’Année Art Déco marque néanmoins une étape ultérieure dans la maturation des politiques culturelles bruxelloises en matière de patrimoine: elle ne constitue ni une simple réplique de l’Année Art Nouveau2023, ni une rupture rad icale, mais plutôt une évolution dialectique qui s’appuie sur les acquis, tout en affinant l’approche méthodologique et critique. Les avancées les plus significatives résident dans la volonté affichée d’intégrer la valorisation patrimoniale à une réflexion plus large sur les enjeux sociétaux contemporains, qui témoignent d’une maturité intellectuelle croissante, en abordant le patrimoine comme une construction sociale et politique plutôt que comme un simple héritage esthétique à contempler. Cette approche rejoint les préoccupations actuelles des études patrimoniales, qui soulignent la nécessité de « dénaturaliser » le patrimoine afin d’en révéler les dimensions idéologiques et les exclusions structurelles.

La diversification des formats d’intervention, qu’il s’agisse d’événements éphémères sur le patrimoine immatériel, ou d’initiatives originales valorisant des pratiques méconnues, traduit également une compréhension plus fine de la pluralité des publics et des modes de transmission culturelle, dont l’approche encyclopédique, déjà amorcée en 2023 mais ici renforcée, permet de toucher des publics variés selon leurs centres d’intérêt et leurs niveaux de connaissance préalable. Toutefois, les défis demeurent considérables: la tension entre ambitions critiques et attractivité touristique, entre accessibilité proclamée et contraintes matérielles, ainsi qu’entre cohérence narrative et multiplication des initiatives, a dû être gérée avec finesse pour éviter la déception des attentes.

Le succès de l’Année Art Déco 2025 s’est mesuré non seulement à sa fréquentation — critère quantitatif nécessaire, néanmoins insuffisant — mais surtout à sa capacité à transformer durablement le regard du public sur le patrimoine et à enrichir le débat sur la place de l’héritage architectural dans les sociétés contemporaines. La valorisation patrimoniale par cycles thématiques témoigne d’une institutionnalisation progressive : cette systématisation permet de créer une dynamique continue et de positionner Bruxelles comme une destination de référence pour les amateurs d’architecture du XXᵉ siècle.La véritable innovation de l’Année Art Déco 2025 réside peut-être moins dans ses dispositifs concrets — largement hérités de

l’édition précédente — que dans sa posture intellectuelle.

Comme l’a souligné Ans Persoons, Secrétaire d’État à l’Urbanisme et au Patrimoine, redécouvrir l’Art Déco ne consiste pas seulement à en admirer l’esthétique, mais à comprendre les rêves, les espoirs et les défis d’une période difficile dont les résonances se font encore sentir aujourd’hui. Le programme a ainsi posé les jalons d’une approche patrimoniale plus réflexive, attentive aux liens entre passé et présent, suivant une perspective de patrimoine vivant: non pas un vestige figé, mais une ressource dynamique pour repenser les transformations urbaines et sociales contemporaines. L’insistance sur la modernité, fil conducteur thématique de l’année 2025 à urban.brussels, illustre cette volonté de mettre en dialogue l’héritage Art Déco avec les questionnements architecturaux et urbanistiques actuels, et comment les héritages culturels peuvent-ils nourrir la créativité contemporaine sans sombrer dans la simple reproduction ou la nostalgie.

La transition de l’Art Nouveau à l’Art Déco dans la programmation culturelle bruxelloise révèle finalement une ambition plus large: transformer la capitale belge en laboratoire d’une nouvelle structure de la médiation patrimoniale, conciliant exigence scientifique, accessibilité démocratique et réflexivité critique. Si les objectifs et les obstacles restent importants, l’évolution observée entre 2023 et 2025 témoigne d’une capacité d’apprentissage et d’adaptation encourageante pour les prochaines initiatives de valorisation du patrimoine architectural bruxellois.


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