Cette analyse porte sur les raisons de la situation précaire du secteur de la culture en Afrique. Toutefois, la nature globale des phénomènes incite à la réflexion sur notre écosystème culturel en Belgique francophone. La mondialisation de la production de biens et services culturels n’est pas moins dangereuse pour nous qu’elle ne l’est pour les États africains. Certes, ces derniers sont en proie à des difficultés économiques et sociales d’un autre ordre, ce qui pourrait justifier le fait que la culture soit « le moindre de leur souci ». Cependant en Belgique, alors que la situation est largement moins préoccupante, c’est le même argument qui est employé pour refuser d’inclure la culture comme priorité de l’action publique. L’analyse qui suit décrit une situation plus proche de la nôtre qu’on ne pourrait le croire. À bien des égards, elle fait aussi office de mise en garde.

Depuis maintenant un peu plus d’une décennie, les pays ouest-africains de l’Hinterland sont frappés de plein fouet par l’hydre terroriste. Les conséquences qui en découlent sont on ne peut plus désastreuses : des millions de personnes tuées, des villages entiers rasés, des déplacements en masse de populations vers un ailleurs paisible, le tissu social désarticulé, etc. Dans cette conjoncture marquée par la douleur, le déracinement et l’urgence d’une reconstruction de soi, de plus en plus de voix s’élèvent pour revendiquer la mise à mort de la culture ou, pour le dire en des termes plus clairs, la cessation de toutes manifestations culturelles et artistiques. Cette revendication pourrait être résumée en ces termes : « Comment ceux retranchés dans le cocon douillet et feutré des villes peuvent-ils se payer le loisir de continuer à faire la fête, alors que, à quelques lieux de là, des vies sont arrachées brutalement au quotidien ? »

En réalité, ce qui est mis en cause ici, en creux, c’est bien la valeur et la crise de légitimité de la culture, pour reprendre les mots de John Holden. Cette réflexion essaie de comprendre les fondements d’une telle posture distante vis-à-vis de l’écosystème culturel et artistique avant de réaffirmer avec force son rôle ô combien prépondérant dans la vie des sociétés.

Un regard biaisé sur la culture

Cette attitude envers la culture n’est pas nouvelle, bien au contraire elle s’inscrit dans le prolongement d’une pensée dominante qui se traduit par des réactions pavloviennes lorsqu’est évoqué le vocable de culture. En théorie, il est admis de tous que la culture est essentielle pour le développement des nations. Les déclarations d’intention politiques et les définitions simplistes du genre « la culture c’est tout ce qui nous reste lorsqu’on a tout perdu » en donnent une preuve irréfutable. Dans la réalité, le champ culturel en Afrique sert de faire-valoir (les crédits budgétaires consacrés à la culture représentent moins de 1% des budgets nationaux et sont généralement dirigés vers les charges de fonctionnement ; dans les médias, les sujets sur la culture sont confiés aux stagiaires et font rarement la Une). En période de disette ou de crise, la culture est subrepticement désignée comme l’ennemi à abattre, le bouc-émissaire à sacrifier sur l’autel des urgences à travers des coupes budgétaires drastiques.

Il en est ainsi parce qu’il existe une discordance de points de vue de la part des différentes composantes sociales sur l’écosystème culturel. En effet, comme l’explique John Holden, les politiciens et décideurs politiques, les professionnels de la culture et les publics accordent différentes valeurs à la culture. Les premiers se préoccupent de la valeur instrumentale de la culture, qui renvoie à ses effets auxiliaires et à son utilisation pour atteindre un but social ou économique. Les professionnels donnent la primauté à la valeur intrinsèque qui porte sur l’expérience subjective de la culture sur les plans intellectuels, émotionnels et spirituels. Les derniers s’intéressent davantage aux valeurs intrinsèque et institutionnelle, cette dernière désignant les processus et techniques qu’emploient les organisations pour créer de la valeur pour les publics.

Imaginons un monde sans culture

Aux politiciens, décideurs politiques, économistes et plus largement aux « culturo-sceptiques », je voudrais proposer de décréter des « Journées sans culture ». C’est un exercice imaginé par Carole Fréchette dans son livre Si j’étais ministre de la Culture qu’elle a écrit à l’occasion de la campagne électorale de 2014 au Québec pour attirer l’attention de ses collègues du gouvernement sur l’importance des enjeux culturels.

Imaginez donc des « Journées où toute activité artistique, toute manifestation de vie culturelle seraient absolument interdites » (pas de musique ni à la télévision ni à la radio ni sur tout autre support, pas de jingle qui introduit le bulletin de nouvelles, pas de salles de concert…). Imaginez des « Journées sans spectacles, sans représentations, sans aucune forme de fiction » (pas de cinéma ni en salle ni chez soi, pas de téléséries ni de webséries, pas d’émissions, pas de théâtre, pas de danse, pas de performance, pas de spectacles de rue, pas de livre…). Imaginez enfin des « Journées sans art visuel » (pas de musées ni de galeries, pas d’œuvres d’art dans l’espace public ou chez soi, interdiction de jouir des beautés architecturales…). Maintenant poussons cet imaginaire encore plus loin en le replaçant dans le contexte de la pandémie de covid-19.

À l’évidence, nous prendrions très vite conscience de l’absurdité et de la fadeur d’un monde sans création artistique. Nous verrions que ce qui permet à la vie de se poursuivre et forge notre résilience en des temps difficiles c’est bien la culture.

Ni luxe ni supplément d’âme, la culture nous définit

Est-il besoin de rappeler que tout projet de révolte politique se fonde, avant tout, sur un socle culturel, comme l’atteste de fort belle manière la Négritude ? Que, tout en faisant de l’identité socioculturelle africaine une arme d’émancipation et un projet de renaissance, ce mouvement intellectuel, littéraire, artistique et politique, fondé dans l’entre-deux-guerres par Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontras-Damas, a joué un rôle prépondérant dans le combat pour la libération de l’Afrique.

Est-il également nécessaire de rappeler que plus qu’un objet culturel la musique est un objet politique¹ ? Que, durant toute sa vie, Fela Kuti a utilisé sa musique comme une arme de revendication et de contestation dans le Nigeria des années 1970 à 1990. Dénonçant, par exemple, la combine militaire (Army Arrangement), comparant les officiers et les politiciens à des morts vivants (Zombie), à des monstres apatrides (Beasts of No Nation) ou des vagabonds au pouvoir (VIP, Vagabonds in Power²). « Music is a weapon », affirmait-il avec éloquence.

Faut-il, enfin, réaffirmer qu’au-delà de leur aspect ludique, les créations artistiques sont porteuses d’identité, de valeurs et de sens ? Combien de personnes à travers le monde rêvent d’Amérique sans y avoir jamais mis les pieds ? Combien de nos jeunes vivent selon les codes de l’American Way of Life qui s’est imposé au fil du temps grâce à la puissance du Soft Power de la culture, autrement dit de l’industrie hollywoodienne ?

Avec l’avènement de la mondialisation, l’on assiste à l’émergence d’une hyperculture globalisante³ portée par les médias et les technologies de l’information et de la communication. En Afrique, différents pans du secteur culturel et créatif sont pris d’assaut par des plateformes numériques et de grands groupes, qu’il s’agisse de l’industrie musicale avec les services de streaming (Spotify, Boomplay, Apple Music, etc.) et les majors (Universal Music, Sony Music, etc.), des géants du cinéma (Canal+, TV5 Monde, Netflix, StarTimes, CCTV Africa, etc.) ou encore des compagnies de téléphonie mobile (Orange, MTN, Safaricom, Moov Africa). En investissant des sommes faramineuses dans les projets musicaux ou les productions audiovisuelles et cinématographiques du continent, ces puissants se positionnent en de véritables prescripteurs des valeurs et des idées dominantes à travers le contrôle des contenus et des métadonnées.

Dans cette dynamique globalisante, l’Afrique se doit d’agir afin de reprendre la main plutôt que d’assister, en observateur passif et insouciant, à ce mouvement qui la laisse sur le bord de la route. Loin de considérer la culture comme un luxe ou un supplément d’âme, le continent africain a le devoir de l’inscrire au cœur de ses priorités afin de tirer pleinement profit de son potentiel et de son effet de levier pour les autres secteurs de l’économie. Plus qu’un pur divertissement, elle s’incarne dans notre quotidien, nous élève à notre propre conscience et définit notre présence au monde. Mieux encore, elle nous sert de puissant rempart pour résister à l’adversité et nous projeter sereinement vers l’avenir.

Bibliographie

Joseph Ki-Zerbo, Éduquer ou périr, UNICEF-UNESCO, Paris, 1990
Françoise Benhamou, L’économie de la culture, Éditions La Découverte, 8e éd., Paris, 2017
Felwine Sarr, Afrotopia, Éditions Philippe Rey, Paris, 2016
Mahamadé Sawadogo, Création et changement, L’Harmattan, Paris, 2017
Alexandre Bohas, Les Puissants à l’assaut de la culture, L’Harmattan, Paris, 2019
Abdoul Karim Sango, Pour la culture je plaide, Mercury Éditions, Ouagadougou, 2023
John Holden, Cultural Value and the Crisis of Legitimacy: why culture needs a democratic mandate, Demos, London, 2006
François Bouda, « La culture dans le post-2015. Analyse des éléments de la durabilité », Africultures, 23 novembre 2014
François Bouda, « Du studio à la rue ou comment les artistes burkinabè investissent l’espace politique », Mondoblog, 27 mars 2017
Carole Fréchette, « Pourquoi pas une ‘Journée sans culture’ ? », ledevoir.com, 21 mars 2014
Jean Tardif, « Mondialisation et culture : un nouvel écosystème symbolique », Questions de communication [En ligne], 13 | 2008, mis en ligne le 01 juillet 2010, consulté le 25 juin 2023
Armelle Gaulier, Daouda Gary-Tounkara, « Musique et pouvoir, pouvoirs des musiques dans les Afriques. Introduction thématique », Afrique contemporaine 2015/2 (n° 254), pages 13 à 20
Jean-Baptiste Koli, « Fela. La rébellion dans l’âme », Jeune Afrique n°1910-1911 du 13 au 26 août 1997

Notes

¹ Armelle Gaulier, Daouda Gary-Tounkara, « Musique et pouvoir, pouvoirs des musiques dans les Afriques. Introduction thématique », Afrique contemporaine 2015/2 (n° 254), pages 13 à 20.
² Jean-Baptiste Koli, « Fela. La rébellion dans l’âme », Jeune Afrique n°1910-1911 du 13 au 26 août 1997.
³ Jean Tardif, « Mondialisation et culture : un nouvel écosystème symbolique », Questions de communication [En ligne], 13 | 2008, mis en ligne le 01 juillet 2010, consulté le 25 juin 2023.


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