On a beaucoup écrit sur ce que sont les relations culturelles internationales, sur les raisons pour lesquelles il est vital pour les organisations de s’y engager (améliorer l’espace public local, briser les silos géographiques ou linguistiques, permettre des rencontres pour l’interaction, l’apprentissage par les pairs et la mise en réseau, renforcer l’action des acteurs locaux), mais on a beaucoup moins écrit sur les défis qui émergent lorsqu’on s’engage dans les relations culturelles internationales.
Dans cette analyse, j’examine six domaines dont il faut être conscient lorsqu’on s’engage dans des relations culturelles internationales. Pour ce faire, je m’appuie fortement sur l’équipe d’experts qui a développé la boîte à outils EUNIC Not a Toolkit¹. Toutefois, bon nombre des exemples fournis proviennent d’une expérience directe. Chaque série de défis révèle à la fois ce dont nous devons être conscients et suggère ce que nous devrions prendre en compte lorsque nous nous engageons dans des relations culturelles internationales.
1. Reconnaître les différentes priorités de chaque partie
L’éventail des priorités fixées pour une collaboration est une combinaison de l’objectif et de l’intention de l’organisation mettant en œuvre les programmes de coopération, des priorités et des critères fixés par le bailleur, des priorités et des attentes de l’organisation partenaire et des responsabilités de l’organisation partenaire à l’égard de ses bénéficiaires. En règle générale, l’organisation chargée de la mise en œuvre et le bailleur sont distinctes et situées dans le Nord, tandis que l’organisation partenaire et ses bénéficiaires sont situés dans le Sud.
Alors que les termes de référence et les contrats y afférent définissent généralement ce qui est considéré comme un ensemble de résultats positifs, l’expérience des organisations partenaires et de leurs bénéficiaires met souvent en évidence une série de résultats qui n’ont jamais été spécifiés dans les termes de référence ou dans les contrats. Les premiers soulignent le nombre de participants impliqués ou atteints, le nombre de sessions de renforcement des capacités, la couverture médiatique et la visibilité du programme, le respect des délais pour l’établissement des rapports et la réalisation des projets, des états financiers correctement construits et la réalisation des objectifs fixés. Les derniers mettent souvent en évidence des résultats très différents. Ceux-ci concernent l’importance des opportunités de rencontres dans les territoires ou les pays partenaires, la capacité à travailler en équipe au-delà des frontières, l’importance des collaborations en dehors des organisations artistiques et culturelles, y compris les autorités locales, les universités ou les organisations basées dans d’autres secteurs. D’autres remarques portent sur le dynamisme de l’engagement communautaire, l’appréciation de l’apprentissage par les pairs, les avantages de la mise en réseau avec des praticiens de la culture partageant les mêmes idées, que ce soit au niveau national ou transfrontalier, l’importance du renforcement des capacités et les innovations en matière d’expressions artistiques et culturelles qui ont émergé. Sur le continent africain, l’importance du développement de nouveaux espaces publics est considérée comme bien plus importante que la réalisation des indicateurs clés de succès définis.
Où et comment dès lors un débat pourrait-il avoir lieu entre les bailleurs, les organisations de mise en œuvre, les partenaires et leurs bénéficiaires afin de garantir une discussion solide sur les priorités à prendre en compte et celles qui n’apportent pas de valeur ajoutée ?
2. Être à l’écoute des souhaits des pays
Les principes du panafricanisme, tels qu’ils sont détaillés dans l’Agenda 2063 de l’Union africaine et auxquels adhèrent de nombreuses organisations artistiques et culturelles, en sont un exemple marquant. La majorité du financement de l’économie créative africaine provient de l’UE. Il se divise en deux zones géographiques : l’Afrique subsaharienne et la région Mena (y compris l’Afrique du Nord). En signe de respect de ces principes panafricanistes, la position de l’UE devrait changer. Cela permettrait aux organisations artistiques et culturelles de développer des partenariats et des échanges transfrontaliers et interrégionaux, actuellement difficiles à établir entre l’Afrique subsaharienne (4 des 5 régions africaines) et l’Afrique du Nord (la 5ᵉ région).
3. Les élites impliquées dans les relations culturelles internationales
Même avant la Covid-19, lorsque les relations culturelles internationales se sont largement déplacées vers des plateformes en ligne en utilisant des outils tels que Zoom, Teams ou Google Meet, les relations culturelles internationales étaient souvent l’apanage des élites des pays du Sud. Il s’agit de personnes maîtrisant l’une des langues coloniales telles que le portugais, le français ou l’anglais. Ces élites sont éduquées, présentes dans les zones urbaines ou les capitales et sont le plus souvent membres d’organisations, de coopératives qui participent à des forums internationaux, à des événements ou à des appels de fonds. Et elles ont accès aux ressources (ordinateurs, internet, financement).
A présent, il est important de reconnaître l’importance de faire entendre des voix nouvelles, plus jeunes et moins organisées. Ces artistes et praticiens de la culture émergents se trouvent souvent dans des contextes péri-urbains (townships, habitats informels) ou dans des endroits plus éloignés tels que des zones rurales. Ils ne maîtrisent pas particulièrement l’une des langues coloniales et pour eux, l’éducation n’est pas une évidence. Souvent, ils ne bénéficient d’aucune forme de soutien régulier (financement ou autres ressources) et ont désespérément besoin de fonds pour rester viables. L’apport de ces voix nouvelles enrichira considérablement nos programmes de relations culturelles internationales et contribuera à décoloniser nos connaissances très académiques ou eurocentriques en épousant d’autres façons de voir, de penser et de savoir. Il n’est pas question ici de supposer que c’est simple à faire, car il faut passer plus de temps à dialoguer et à interagir avec des communautés actives dans des espaces et des lieux qui ne sont pas habituellement pris en compte. Il s’agit de comprendre et de négocier en profondeur des formes d’interaction qui permettent aux besoins d’émerger et aux priorités d’être fixées par ceux qui en ont le plus besoin. Cela nécessite avant tout une écoute approfondie, la possibilité de sortir des zones de confort et, surtout, du temps.
4. Être conscient des angles morts
Les angles morts désignent les façons d’être et de faire qui perpétuent l’injustice ou un déséquilibre de pouvoir dans nos relations. Il s’agit d’actions, de décisions, de façons de parler qui révèlent une domination du pouvoir qui passe souvent inaperçue et qui découle souvent des modes d’être du Nord ou de l’Occident. Cela peut se manifester par des commentaires anodins dans un forum international du « Nord global », comme ceux qui s’appliquent partout ou par la nécessité d’exprimer toutes les valeurs monétaires en dollars, en livres ou en euros ; ou plus préoccupant, par des décisions qui nient les méthodes de travail du « Sud global ».
Un exemple parlant : un appel de fonds à première vue transparent, appelant à la co-création d’idées, mais qui demande des méthodes de travail multi-institutionnelles et un délai d’exécution de deux semaines. Cela suppose que les organisations du Sud doivent disposer d’un personnel spécialisé dans la préparation d’appels de fonds importants, qu’elles ont déjà mis en place des partenariats multi-institutionnels et qu’elles sont en mesure de répondre dans un délai aussi court. Une fois de plus, seules les élites les plus organisées de la société seront en mesure de répondre. Bien souvent, il sera impossible de répondre à l’appel pour des individualités ou de collectivités plus informelles. Elles resteront « invisibles » car même des institutions bien établies dans le Sud seront difficilement en mesure de rassembler toute la documentation nécessaire et de réussir à rendre une proposition éligible.
Tous les privilégiés ont des angles morts, à commencer par les élites des pays du Sud et les organisations du Nord. Pour s’engager dans des relations culturelles internationales équitables, il faut s’assurer en permanence d’identifier et de comprendre ces angles morts avec nos collègues et partenaires.
5. Faire face au manque de confiance dans nos relations culturelles internationales
En établissant des partenariats entre des organisations du Nord et du Sud, les deux parties expriment de manière implicite qu’elles souhaitent se faire confiance, que leurs priorités sont similaires, voire identiques, et que les résultats escomptés sont ceux que les deux partenaires considèrent comme importants.
Toutefois, si l’on va plus loin et que l’on examine la manière dont les décisions sont prises, on constate un manque de confiance. La tendance actuelle des bonnes pratiques à décentraliser l’enveloppe de financement afin que les organisations du Sud reçoivent la totalité de la subvention et puissent déterminer les besoins et les bénéficiaires pour lesquels le financement est requis en est un exemple. L’appel d’offres actuel du programme culturel ACP financé par l’UE est un exemple de ce mouvement important de décentralisation du versement des fonds.
Plutôt que de nouer un partenariat avec une organisation africaine établie dans chacune des régions africaines pour gérer ce programme d’aide, chaque organisation du Sud a dû s’associer à un membre d’EUNIC². Ignite Culture, le nom du mécanisme de subvention dédié à 14 pays d’Afrique de l’Est, par exemple, est mis en œuvre par le fonds HEVA (Kenya) en partenariat avec le British Council, tandis que Sounds Connect Fund, le nom du mécanisme de subvention pour neuf pays d’Afrique australe, est mis en œuvre par une organisation sud-africaine (MIAF) en partenariat avec l’Institut Goethe.
Le fonds HEVA et le MIAF ont tous deux des antécédents impressionnants en matière de gestion de programme de subventions de petite, moyenne et grande envergure à des organisations locales dans leurs régions respectives. Ils ont développé des systèmes d’évaluation, de gestion et de suivi de ces subventions spécifiques au niveau local et disposent de preuves documentées de l’impact de ces subventions. Néanmoins, les systèmes de gestion de ces subventions ACP étaient basés sur les membres d’EUNIC plutôt que sur ces organisations locales.
La question se pose de savoir pourquoi il en est ainsi. Cela indique-t-il un manque de confiance dans les institutions locales ? Cela a-t-il quelque chose à voir avec la nécessité de se conformer aux systèmes de l’UE que les membres d’EUNIC connaîtraient très bien ? Est-ce fondé sur la méfiance à l’égard des systèmes locaux de décaissement mis au point par ces organisations dans le Sud ? Si c’est le cas, la tentative d’impliquer les organisations locales n’est-elle qu’un vœu pieux en faveur de la décentralisation des fonds ?
6. Dilemmes de l’évaluation : faire un rapport pour montrer le succès ou tirer des enseignements du processus (externe ou interne)
Une exigence peut-être évidente du développement de moyens de plus en plus performants de gestion des relations culturelles internationales est d’évaluer chaque programme pour apprendre comment faire mieux, où sont les points faibles et quels systèmes, processus ou initiatives sont nécessaires pour améliorer chaque engagement.
Cependant, trop souvent, l’objectif de l’évaluation revient à prouver au bailleur principal (généralement l’UE) que l’excellence a été atteinte et que tous les indicateurs de réussite ont été satisfaits. Dans ce scénario, les défis et les difficultés sont minimisés afin de mettre en évidence le succès et de garantir le prochain cycle de financement. Il est plus rare que les évaluations soient utilisées pour montrer comment le programme a réussi à susciter l’engagement attendu en matière de relations culturelles internationales, quels ont été les défis rencontrés, les leçons tirées et les initiatives prises pour remédier aux éventuels problèmes après les évaluations à mi-parcours ou même après les évaluations finales.
Ce qui est encore plus préoccupant, c’est que ces évaluations sont rarement destinées au public, de sorte que les universitaires, les chercheurs, les praticiens de la culture et les autres partenaires qui souhaitent s’engager dans les relations culturelles internationales sont en mesure d’apprendre non seulement les bonnes pratiques, mais aussi ce qu’il faut éviter, ce qu’il faut atténuer ou ce qui nécessite la mise en place de nouveaux systèmes.
Notes
¹ Basé sur “Not a Toolkit : fair collaboration in cultural relations – a reflAction” pour EUNIC. Texte rédigé par Cristina Farinha, Avril Joffe, Matina Magkou, Anna Steinkamp, Katelijn Verstraete et Sudebi Thakurata, avec D.epicentre comme partenaire de conception.
Disponible ici : https://www.eunicglobal.eu/fair-collaboration
² EUNIC est le réseau européen des organisations engagées dans les relations culturelles, https://eunicglobal.eu/about