“Le racisme boursoufle et défigure le visage de la culture qui le pratique. La littérature, les arts plastiques, les chansons pour midinettes, les proverbes, les habitudes, les patterns, soient qu’ils se proposent d’en faire le procès ou de le banaliser, restituent le racisme. C’est dire qu’un groupe social, un pays, une civilisation, ne peuvent être racistes inconsciemment.”
Franz Fannon, conférence “Racisme et culture”, La Sorbonne, 1956
Actualité, patrimoine et décolonisation
En mai 2023, le musée de l’Amérique de Madrid changeait de directeur avec pour mission de poursuivre la décolonisation du musée¹, pendant que le documentaire White Balls on Walls de Sarah Vos qui suit les équipes du musée Stedelijk d’Amsterdam dans leur transition vers un musée plus inclusif était projeté au Film Forum de New York². À Bruxelles, l’Hôtel van Eetvelde, chef-d’œuvre d’art nouveau réalisé par Victor Horta pour le secrétaire général de l’État indépendant du Congo ouvrait ses portes au public³.
Cette actualité décoloniale liée à la culture et au patrimoine ne reflète cependant pas un phénomène récent. Toutes les nations occidentales sont aux prises avec un passé et un héritage lié à la traite transatlantique et à l’impérialisme. La colonisation, et le racisme systémique qui en découle, sont des sujets qui ont connu une résurgence au début des années 2000 mais qui occupent le devant de la scène politique, culturelle et sociale à la suite des mouvements Black Lives Matter partout dans le monde depuis 2020. Le déboulonnage des statues de personnages publics en lien avec l’esclavagisme ou la colonisation, est sans doute la manifestation la plus visible d’une volonté de changer la façon dont les espaces publics urbains racontent notre histoire et nos rapports humains mais d’autres actions et réflexions à long terme sont également en cours dans les villes européennes.
Le patrimoine bâti et l’architecture tiennent une place particulière dans la construction de récits collectifs qui sous-tendent les sociétés. L’histoire politique et sociale est jonchée de « grands bâtisseurs » souhaitant imprimer leur marque dans la cité. En reflétant les cadres sociaux, culturels, économiques, politiques de leur époque, l’architecture comme les politiques culturelles marquent les espaces physiques et les esprits. En matière d’histoire coloniale, les uns comme les autres semblent avoir longtemps souffert d’une forme d’amnésie générale qui laisse petit à petit place à une redécouverte. “La brutalité, la souffrance, l’exploitation et l’extraordinaire richesse sont tissées dans notre environnement physique et de notre culture matérielle” déclarait à ce propos Duncan Dornan, directeur des musées de Glasgow Life, l’organisme en charge de la politique culturelle locale. En Europe, la reconnaissance et l’acceptation du passé colonial des villes en sont encore à leurs balbutiements mais certaines se montrent particulièrement volontaristes. Cet article explorera deux exemples issus de contextes différents, Bruxelles et Glasgow, pour tirer les leçons et des pistes pour poursuivre la réflexion et l’action en matière de décolonisation de la culture au niveau local.
Une responsabilité locale particulière
Les villes offrent un environnement singulier à cette réflexion. En effet, elles possèdent, gèrent et soutiennent directement un grand nombre de sites et institutions culturelles et sont responsables de l’urbanisme et de l’aménagement de leur territoire. Les récits collectifs, l’identité architecturale de nombreuses villes, voire leurs stratégies d’attractivité pour se positionner sur la carte des destinations, sont intrinsèquement liés à leur histoire et à leur patrimoine. Or certaines ont longtemps tiré la richesse de leur architecture ou le soutien à la culture locale des activités économiques liées à la colonisation, une facette de leur histoire qui est longtemps restée occultée.
De Lisbonne à Glasgow, en passant par Bordeaux, Nantes, Bruxelles et Bristol⁴, les rues et lieux publics portent les noms de personnalités politiques, économiques, militaires ou universitaires qui ont légué à leur ville des richesses et commandité des bâtiments qui font aujourd’hui partie du patrimoine local. Ainsi, sans être explicitement honorés pour leur contribution au projet colonial, ils ont néanmoins laissé une trace de leur pouvoir et de leur influence, tirés de leurs activités dans l’espace urbain. La visite de l’Hôtel van Eetvelde rappelle notamment qu’à Bruxelles l’essor de l’art nouveau ne peut être séparé de la volonté des élites économiques de promouvoir les bois précieux et autres matériaux extraits du Congo dans les conditions effroyables de la colonisation que l’on reconnaît aujourd’hui.
La législation locale en matière de restitution des œuvres et de la classification du patrimoine, la recherche universitaire, l’évolution des pratiques muséales et de médiation ainsi que la prise de conscience aux niveaux politique et administratif contribuent à une meilleure compréhension des enjeux et à élaborer des politiques publiques plus souples à l’échelle locale, à même d’inspirer les échelons fédéraux ou nationaux. Alors qu’un certain nombre d’initiatives voient le jour en Europe, nous nous intéresserons particulièrement aux cas de la région de Bruxelles-Capitale et la ville de Glasgow au Royaume-Uni.
Exemples en miroir : Bruxelles et Glasgow
Bruxelles, l’espace public comme laboratoire de décolonisation
À Bruxelles, les réflexions autour du réaménagement du Musée royal de l’Afrique centrale ont préfiguré le groupe de travail formé au niveau de la région Bruxelles-Capitale et chargé de la mise en œuvre d’un travail collectif sur les symboles liés à la colonisation et à la période coloniale dans l’espace public. Le groupe de travail a rendu ses conclusions au parlement bruxellois dans un rapport daté du 17 février 2022 et contenant des propositions en vue de la décolonisation de l’espace public bruxellois.
La ligne directrice du plan d’action « Vers la décolonisation de l’espace public dans la Région de Bruxelles-Capitale » considère que l’on ne peut se contenter d’effacer les traces du passé colonial de Bruxelles mais que cette histoire doit être « consignée et racontée d’un point de vue pluraliste et non unilatéral »⁵. Les rapporteurs et rapporteuses (issu.es de la vie associative, universitaire, des administrations en charge de l’espace public) insistent ainsi sur le processus social, politique et culturel continu qui doit présider à la décolonisation de la société.
Le rapport prend pour point de départ les manifestations physiques et symboliques du colonialisme dans l’espace urbain comme déclencheurs de récits qu’il convient d’élargir aux perspectives des personnes colonisées. Les monuments commémoratifs et traces coloniaux visibles et moins visibles, leur appréhension mémorielle, culturelle et juridique sont abordés. La construction d’une conscience historique critique collective et le changement de récits publics sur la colonisation sont ainsi en jeu à travers les restes d’un patrimoine colonial. En pratique, les recommandations du rapport abordent les aspects juridiques, éducatifs, mémoriels, muséaux au niveau de la région Bruxelles-Capitale et des communes qui la composent. Il préconise en outre la création d’un poste de coordinateur·trice décolonisation au sein de l’asbl Patrimoine et Culture pour une période de deux ans afin de suivre l’application du plan d’action.
Le plan d’action bruxellois initie une politique volontariste de la région. Cependant l’histoire coloniale ne se raconte pas uniquement par le prisme du patrimoine, elle s’immisce également dans l’expression artistique contemporaine. Le plan d’action bruxellois constitue une première étape nécessaire et constructive. Il semblerait toutefois opportun de le compléter à l’avenir par une politique de décolonisation généralisée aux arts et à la culture en région Bruxelles-Capitale. Une telle politique, ancrée dans le fonctionnement des administrations culturelles locales permettraient de contribuer de façon plus complète aux objectifs du projet “visant à mettre fin aux conditions sociales et culturelles perpétuant une hiérarchisation entre descendants de personnes colonisées et descendants de colonisateurs.”⁶
À ce titre, la ville de Glasgow fait figure de cheffe de file européenne, en mettant en œuvre une politique culturelle décoloniale et en faveur de la diversité au sein même de ses administrations culturelles et dans les manifestations déployées par celles-ci. Sans comparer les contextes géographiques, politiques, administratifs ou historiques des deux villes, l’exemple de Glasgow en matière de politique culturelle décoloniale permet d’informer les réflexions et politiques culturelles à Bruxelles et dans d’autres villes.
Glasgow, de cité des marchands à actrice du changement
En septembre 2020, le conseil municipal de Glasgow a approuvé une motion axée sur Black Lives Matter, l’héritage de l’esclavage et les initiatives antiracistes⁷. La motion comporte un certain nombre d’engagements, notamment « un processus démocratique légitime et une conversation civique concernant les statues et les noms de rues qui commémorent des personnalités associées à l’esclavage à travers le commerce du tabac, du sucre et du coton » et « l’accès à l’emploi et aux opportunités en supprimant les barrières discriminatoires ». Le conseil municipal a fait de l’antiracisme une question d’équité et de justice et de la compréhension de la suprématie blanche un levier pour la défier activement. Les préoccupations en matière d’équité se concentrent sur la modification des structures et des systèmes qui créent les inégalités en premier lieu.
Pour mettre en œuvre cette motion au niveau culturel, la municipalité a créé un poste transversal au sein de ses services artistiques. « L’agent de changement » (Agent for change) joue un rôle de médiateur, émet des avis critiques mais bienveillants pour transformer l’administration culturelle de l’intérieur⁸. La personne nommée à ce poste travaille avec les organisations culturelles locales pour améliorer la représentativité des différentes communautés et groupes sociaux de la ville dans leur programmation.
L’agent for change mène un dialogue au sein des équipes et conseille notamment les institutions sur des sujets tels que le recrutement du personnel, les pratiques curatoriales antiracistes, la création d’opportunités pour des artistes noirs et de couleur, la recherche, la formation et l’éducation. Il est intéressant de noter que l’action environnementale est considérée comme faisant partie de la pratique décoloniale considérant que les populations des pays anciennement colonisés sont les plus exposées aux conséquences du changement climatique. Grâce à l’intervention de l’Agent for change, les festivals, musées, lieux de production et d’exposition de la ville évoluent dans leurs pratiques vers plus d’égalité, de diversité et d’inclusion. Ce rôle et l’équipe qui l’entoure informe également les orientations des politiques culturelles de la ville.
L’exemple de la ville de Glasgow témoigne d’une volonté politique d’appréhender directement la décolonisation culturelle dans sa programmation et sa gestion. Pour autant cette approche, dans ses méthodes, se présente comme un modèle de changement à dimension humaine, interrogeant les individus pour faire évoluer les structures collectives, du centre vers les différents niveaux de l’administration.
La colonisation a une histoire globale qui teinte encore aujourd’hui les rapports entre pays du Nord et du Sud global. Explorer deux exemples de politiques culturelles à visée décoloniale montre qu’il est nécessaire de combiner une approche locale et une conversation européenne et internationale pour aborder ce sujet multidimensionnel.
Références
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Agent of Change, Cultural Heritage in Action. En ligne : https://culturalheritageinaction.eu/agentforchange/
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Black Lives Matter, slavery legacy and antiracist initiatives – Adjournment. En ligne : https://www.glasgow.gov.uk/councillorsandcommittees/viewSelectedDocument.asp?c=P62AFQDNDXDNZ3UTDX
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Brussels’ Year of Art Nouveau stirs up memories of Belgium’s colonial past, The Parliament Magazine, 23/05/2023. En ligne : https://www.theparliamentmagazine.eu/news/article/artnouveauyearbrussels
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El discurso ‘descolonizador’ y de género toma fuerza con el nuevo director del Museo de América, El Debate, 10/05/2023. En ligne : https://www.eldebate.com/cultura/arte/20230510/discursodescolonizadorgenerotomafuerzanuevodirectormuseoamerica_113757.html
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New documentary gives inside view of art museum’s attempts to become more diverse, The Arts Newspaper, 31/05/2023. En ligne : https://www.theartnewspaper.com/2023/05/31/whiteballonwallsdocumentarymuseumdiversitystedelijkamsterdam
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Urban.Brussels, 2022. Plan d’action « Vers la décolonisation de l’espace public dans la Région de BruxellesCapitale ». En ligne : https://urban.brussels/fr/news/versladecolonisationdelespacepublicenregiondebruxellescapitale
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Citation de Franz Fannon issue de l’émission « L’heure bleue » de Laure Adler avec Françoise Vergès : “Programme de désordre absolu, décoloniser le musée”. Lundi 13 mars 2023. En ligne : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/lheurebleue/lheurebleuedulundi13mars20232302642