Black Panther II comme catalyseur

Nous prenons comme point de départ une actualité cinématographique, le film Black Panther II, pour illustrer le fait que les expressions culturelles issues des pays du Sud forment une part significative des biens et services créatifs diffusés et consommés en Europe. L’accès à la créativité du Sud est rendu possible grâce notamment à l’action de coopération culturelle entre pays du Nord et ceux du Sud. Alors que chacun d’entre nous sait plus ou moins ce qu’il achète lorsqu’il se procure un bien issu du commerce équitable, personne ne réalise pleinement la portée de son acte de consommation lorsqu’il assiste à une production culturelle du Sud. Les conditions de production de celles­-ci et l’environnement de travail des auteurs de celles­-ci restent largement inconnus des consommateurs du Nord. Ceci interroge les valeurs et les pratiques de la coopération culturelle actuelle.

Esthétique et clichés coloniaux

Cette analyse examine comment des pratiques plus équitables, basées sur le concept de « fair trade », sont souhaitables. Comme en témoignent les succès au box­-office des films Marvel « Black Panther » 1 et 2, l’Europe, et le monde occidental en général, est de plus en plus friand d’une esthétique et de produits culturels « du Sud ». L’engouement récent suscité par la série « Black Panther » a démontré que les producteurs d’Hollywood ont eu le nez creux en investissant dans une épopée dessinant une Afrique futuriste et triomphante. Ces blockbusters, sans doute un peu frelatés par le marketing ethnique qui les sous­-tend, font mouche auprès d’une foule conquise par des super­héros interprétés et mis en scène par des créateurs et artistes noirs. Au travers des vicissitudes d’un pays fictif caché au cœur du continent africain, le film aborde les relations entre l’Occident et l’Afrique. Ce pays, le Wakanda, incarne une vision utopiste d’un pays préservé du colonialisme et – précisément parce qu’il s’est extirpé de l’empire colonial – d’un pays épargné des problèmes observés sur le continent africain. Le récit fait appel à des stéréotypes coloniaux, notamment le mythe du sauveur occidental – sauf qu’il s’agit d’un héros noir cette fois­-ci, donc « de retour » – venant ou revenant sauver un pays en proie à des luttes de successions tribales. En cela, les scénaristes n’ont pas particulièrement fait preuve d’originalité en s’enfonçant dans les clichés typiques portés sur les sociétés africaines, fussent­-elles contemporaines ou futuristes. L’intrigue, les dialogues, les jeux d’acteurs, le film correspondent aux standards des blockbusters habituels des studios Marvel et il serait injuste de critiquer ce film-­là plus qu’un autre. En revanche, l’esthétique du film est réellement problématique en ce qu’elle porte un regard indifférencié et homogénéisant sur les cultures africaines. Ceci est d’autant plus dérangeant que le projet semblait devoir au départ du moins affirmer une authenticité africaine. Les costumes, les décors forment une bouillie visuelle gommant toute aspérité. L’accent « africain » des acteurs – peut-­être l’élément le plus navrant – confirme la vision simpliste d’un territoire unifié, d’un continent fonctionnant avec un seul moule et disposant d’une seule grammaire stylistique.

Réponses artistiques et précarité

À côté de ce produit de consommation culturelle du cinéma de masse, d’autres secteurs artistiques peuvent être cités dans le champ culturel européen comme une réponse au même intérêt du public pour une esthétique africanisante, mais d’une manière plus respectueuse de la diversité des cultures et des styles. Le festival d’Avignon met à l’honneur, depuis plusieurs éditions, des artistes issus du continent, signe de l’intérêt suscité par les arts de la scène africains. Dans le domaine des arts contemporains, jusqu’à présent dominés par des protagonistes occidentaux, des pavillons et des artistes africains sont à présent définitivement installés à la Biennale de Venise depuis l’édition de 2015 confiée au commissaire américano-­nigérian Okwui Enwezor. En Belgique, l’agenda culturel s’enrichit depuis plusieurs décennies d’une multitude de concerts, de spectacles de danse, d’expositions et d’œuvres théâtrales où s’exprime la créativité africaine. Difficile donc aujourd’hui d’être producteur de culture sans prendre en compte son attrait auprès d’un large public transcendant les communautés, blancs et noirs confondus. Mais ceci cache une réalité moins rose, celle de la précarité dans laquelle ces créateurs vivent et travaillent dans leur pays d’origine. Que l’on soit une star ou un professionnel de la culture, les artistes belges disposent d’une sécurité sociale – même chancelante et ô combien menacée aujourd’hui – d’un cadre juridique et du respect de leurs droits d’auteur. Rien de cela n’existe ou presque pour l’artiste africain. À la précarité de leur statut s’ajoute, dans certains pays, le risque d’être emprisonné, réduit au silence ou mis au ban de la société. Contestataires par leur œuvre ou par leur mode de vie, les créateurs sont dans le collimateur des régimes autoritaires. Ce parcours de combattant est le lot commun de l’immense majorité de ceux qui ont décidé de consacrer leur vie à la culture dans des pays où la carrière artistique est rarement valorisée. Quand nous allons voir une pièce de théâtre, un concert, une exposition où se produisent des artistes africains, nous ignorons tout des conditions dans lesquelles les services et produits culturels qui nous sont donnés à voir ont vu jour et ont été acheminés jusqu’à nous.

Construire un Fair Trade culturel

Il est temps de prendre conscience que la question du commerce équitable ne se limite pas aux bananes, au cacao ou au coton « Fair Trade » mais qu’elle doit aussi inclure les biens et services culturels africains, dont nous sommes également de gros importateurs. Une position éthique dans notre rapport à la production culturelle africaine (et du Sud en général) est en effet d’autant plus nécessaire que nous en « consommons » beaucoup. Les statistiques précises sont manquantes mais si nous regardons l’agenda culturel de ces derniers mois, nous nous rendons facilement compte de l’espace important que les artistes africains y occupent. Une prise de conscience des consommateurs est un premier pas nécessaire mais pas suffisant. Il doit, pour qu’un Fair Trade culturel puisse voir le jour, être accompagné d’un engagement des opérateurs culturels du Nord. Cet engagement se traduit d’abord par une coopération culturelle. Dans les faits, cette coopération existe déjà pour un nombre d’opérateurs culturels belges (francophones et néerlandophones) et africains. Pour les uns, elle est une manière de pallier les déficits de financement et de trouver des opportunités de diffusion. Pour les autres, il s’agit de présenter au public belge une programmation offrant d’autres esthétiques et d’autres systèmes de valeurs portés par les créateurs africains. Win-Win, donc. Toutefois, ces initiatives reposent essentiellement sur la volonté d’individualités, animées par un crédo personnel. Il est selon nous impératif que nos politiques culturelles – francophones, néerlandophones – soutiennent de manière structurelle et dans une perspective de long terme ces collaborations. Nos centres culturels ne pourraient en effet être, en même temps, encouragés à cocher la case « diversité » de leur programmation en la remplissant de talents africains et, par ailleurs, être livrés à eux­-mêmes lorsqu’ils souhaitent créer des ponts et réduire les inégalités qui les séparent de leurs homologues africains. Autre élément fondateur d’un Fair Trade culturel, la mobilité des professionnels africains. Celle­-ci dépasse le cadre belge et doit être envisagée à l’échelle européenne. Les auteurs, artistes, dramaturges africains éprouvent aujourd’hui, encore plus qu’il y a quelques années, les plus grandes difficultés à pouvoir venir en Europe exécuter leur prestation et exercer leur métier, et ce à la demande de centres culturels, musées, festivals, biennales et autres institutions européennes prestigieuses. La politique de l’Union Européenne sur la question est pour le moins schizophrénique. D’un côté, elle encourage le dialogue inter-culturel Nord­Sud à coup de millions ; de l’autre, elle rend ses frontières quasiment infranchissables aux artistes et opérateurs culturels africains, y compris ceux qui n’ont aucune raison objective de s’installer en Europe. Or, en matière de culture, comme pour d’autres secteurs économiques, la mobilité professionnelle est fondamentale et nous ne pouvons concevoir un commerce mondial équitable sans garantir celle de tous les professionnels à l’échelle internationale. Il est en effet facile de présenter leurs produits culturels sur les marchés étrangers pour des créateurs occidentaux pour qui visas et coûts des transports ne sont pas un problème. Cette forme de concurrence déloyale doit être compensée. Une mesure de rééquilibrage, qui aurait d’importantes répercussions économiques et symboliques, serait, par exemple, que chaque institution culturelle européenne contribue à hauteur de 0,7 % de son budget pour alimenter un fonds de soutien à la mobilité culturelle africaine. Pourquoi 0,7 % ? Parce que c’est le pourcentage du PIB que les États du Nord se sont engagés à verser à la coopération au développement. Ces montants, on le sait, n’ont presque jamais été respectés. Peut-être que le secteur culturel pourra donner l’exemple cette fois-ci. On le voit, la prise de conscience des consommateurs de biens et services culturels est un premier pas essentiel vers un commerce équitable dans ce secteur. Cet élan doit être soutenu par une forme d’« activisme » des opérateurs culturels du Nord afin de rendre concret un véritable Fair Trade culturel. La coopération culturelle entre les opérateurs du Nord et du Sud témoigne de cette volonté de combler les déficits (de financement, de formation et d’opportunités) dont souffrent les opérateurs du Sud ; et ce, tout en offrant au public du Nord, une programmation diversifiée et riche en esthétiques africaines. Un autre obstacle à l’émergence d’un Fair Trade culturel réside dans la mobilité contrainte des professionnels africains. Ce problème devrait être envisagé à l’échelle européenne. Malheureusement, les artistes et créateurs africains rencontrent encore plus de difficultés qu’auparavant pour se produire en Europe, malgré la demande des centres culturels, musées, festivals et institutions prestigieuses. La politique schizophrénique de l’Union européenne sur cette question est contradictoire, encourageant le dialogue inter-culturel Nord-­Sud d’un côté, tout en rendant les frontières presque infranchissables pour les professionnels africains de la culture. En somme, pour atteindre une équité dans les échanges culturels Nord-Sud, seule une approche globale incluant à la fois les politiques publiques de la culture ; les publics et les professionnels pourra produire des résultats.


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