Comment les industries culturelles des pays du Sud global composent avec l’écosystème numérique actuel ?

C’est un peu compliqué. Les industries culturelles et créatives ont une définition très variable. L’organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) a sa propre définition, l’UNESCO en a une autre, la Banque mondiale aussi… Globalement, les industries culturelles, c’est une notion de pays développés. Dans les pays en voie de développement, la culture est vécue. Par le chant, la danse, le théâtre… C’est nous, les pays développés, qui avons été les premiers à avoir l’idée de faire de l’argent avec ça, à y mettre de la propriété intellectuelle. Mais dans beaucoup de coins du monde, la culture n’est pas une industrie, c’est un vécu. Et la transposition en produits culturels de ce vécu, de ce patrimoine immatériel traditionnel ou contemporain, demande beaucoup de savoir-faire pour arriver à rejoindre de vastes publics et d’en vivre.

Les pays du Sud sont mal outillés en termes d’industries culturelles. Souvent, leurs artistes sont proches de leurs intentions : ils ne créent pas pour l’argent, mais parce qu’ils ont quelque chose à exprimer et à transmettre. Il faut d’abord outiller les artistes à comprendre et à se renforcer dans les industries culturelles… s’ils acceptent la proposition ! Certains peuvent refuser cette vision marchande de l’art. Parce que les industries culturelles, ce sont des industries de gestion : gestion d’argent, de contrats, de droits, de mise en marché. Et là-dedans se trouve la question de la gestion des technologies, pour la création, la diffusion, la commercialisation et éventuellement, l’accès à tout ça.

Ça demande donc un coffre à outils assez élargi, de prendre une proposition artistique, de la transformer en proposition commerciale, puis d’amener celle-ci sur des technologies qui sont aujourd’hui des nouveaux moyens de création, de production, de diffusion et d’accès. Ça demande beaucoup de formation et d’expérimentation que les artistes n’ont pas nécessairement développées, ou encore un désir d’amorcer cette transformation qui n’est pas nécessairement là. Ce n’est pas tout le monde qui est intéressé ou à l’aise avec ce passage-là, en sachant en plus que quand tu te développes en industrie culturelle, tu finis par te faire bouffer, littéralement, par l’industrie. Ça t’éloigne de ta création.

L’adaptation à l’écosystème numérique est donc potentiellement aliénante.

Exactement. Ça te fait entrer dans une mécanique commerciale, formatée, comparative, compétitive. Récemment, un article très intéressant faisait état d’une auteure, Annie Ernaux, ayant remporté le prix Nobel de littérature en 2022¹. Elle a dit récemment que c’était tombé dans sa vie comme une « bombe ». Soudainement, elle devait s’occuper de sa notoriété, partir dans des conférences, voyager… tout cela a brisé son élan et l’a détourné de sa vocation d’écrivaine depuis 40 ans.

Pour revenir aux pays du Sud, il faut comprendre que ceux-ci sont dans des environnements très fragiles. Souvent, l’important, c’est d’aller au plus urgent, d’aller là où on sent qu’il y a un début de quelque chose, là où il y a de l’argent, des opportunités. Là où ça réagit favorablement. Mais en quelque part, les technologies, le maudit problème, c’est qu’on a de la misère à en voir le bénéfice tangible. Bien sûr on peut avoir quantité de likes et de followers, mais ça n’aide pas nécessairement à manger. Les technologies sont comme des boîtes noires, des algorithmes très différents d’une plateforme à l’autre et qui changent tout le temps.

Même pour nous, dans les pays du Nord, on a encore de la misère à maîtriser tout cela. Nos entrepreneurs culturels se laissent difficilement convaincre qu’il y a un bon retour sur investissement ; que ça vaut la peine d’engager un agent de développement numérique à temps plein pour développer de nouveaux auditoires qui rembourseront l’investissement initial et générer des profits.

Les obstacles sont donc multiples : il faut, déjà, comprendre ce qu’est une industrie culturelle ; se forcer à rentrer dans le cadre au risque de s’éloigner de l’intention artistique ; se retrouver dans des schémas qui ne sont pas instinctifs ni natifs ; devoir maîtriser des dispositifs techniques ; et rajouter à ça des technologies pour lesquelles on a encore peu ou pas de maîtrise.

Il y a donc énormément de paliers à grimper, du côté des pays du Sud, pour intégrer cette nouvelle économie culturelle numérique.

Je sais que l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) consacre des efforts à développer et à former les travailleurs culturels à la métadonnée et à la découvrabilité. C’est louable, mais quand ton besoin premier est de manger, quand tu es un artiste et que tu te retrouves devant le désert des aides publiques ou le désert d’un auditoire prêt à payer pour te soutenir… et qu’ensuite, on te demande en plus d’aller dans les nouvelles technologies en espérant que ça va te ramener quelque chose ? Tout ça devient assez périlleux.

Et l’investissement se doit d’être constant. Il faut faire ça sur du long terme. C’est comme n’importe quoi : il faut que tu développes ton art, que tu développes ton marché, que tu y consacres le temps. Alors, pour moi, ce n’est vraiment pas gagné d’avance par rapport à la fragilité de l’écosystème. Ce n’est pas un écosystème établi. Les artistes sont peu nombreux, et en général, l’artiste est pris pour acquis, comme le saltimbanque au bon service du roi. C’est sa « vocation », alors on le néglige. La faiblesse des moyens accordés aux ministères des arts et de la culture en est le reflet. Dans un pays en développement où tout est à faire, où tout est prioritaire, la culture n’est pas au premier rang des préoccupations. Le retour sur investissement prend souvent du temps à se matérialiser et n’est pas garantie. Si des moyens sont accordés, ils iront d’abord aux infrastructures, aux frais de fonctionnement, puis aux aides à la création. Il en reste très peu, sinon rien, pour la promotion et la diffusion. Or, les technologies sont bien sûr de nouveaux modes de création, mais suscitent un réel engouement actuellement comme nouveaux modes de diffusion et de monétisation. À ma connaissance, les ministères chargés des arts et de la culture n’en sont absolument pas là.

Les organisations comme l’OIF brûlent-elles des étapes dans leur soutien aux créateurs des pays du Sud ?

Quand on donne des formations ou qu’on fait de la sensibilisation, on ne sait jamais qui ça va toucher, et si on ne va pas développer des vocations chez certains. C’est comme à l’école : nos cours nous offrent toutes sortes de propositions d’apprentissage, et sur le lot, on finit par comprendre des choses. On finit par explorer, se spécialiser et devenir bon sur certaines choses qu’on a apprises, mais on ne peut pas le deviner au départ.

C’est donc peut-être en offrant ces formations que certains vont se découvrir un intérêt, des capacités, que ce soit simplement pour eux-mêmes ou éventuellement, pour la collectivité. Ce n’est pas complètement perdu. Par contre, cet investissement se fait souvent de manière ponctuelle, et on sait que ça ne marche pas. Par exemple, si on ne m’avait donné qu’un seul cours de mathématiques et qu’on aurait exigé que je devienne mathématicien… heureusement, j’ai fait des maths au primaire, au secondaire, pendant des années, pour finir par en comprendre quelque chose. Donc oui, ce doit être continu.

Les notions de base qui sont probablement enseignées dans ces ateliers ne suffisent pas pour arriver à développer des vocations ou des spécialités qui feront en sorte de créer les talents dont on a besoin. Je ne pense pas. Mais encore là, ce n’est pas non plus évident d’établir un 45 heures de cours là-dessus. C’est encore très ancré dans l’essai-erreur.

Le développement même de ces cours demande une expertise qui n’est pas peut-être pas encore atteinte. Mais je peux me tromper.

L’appropriation des technologies est un défi pour les formateurs.

Effectivement. Poser la question des technologies, c’est poser aussi la question du suivi de la mise à jour, et même de son accès. Dans les pays du Sud, il y a une très bonne pénétration des technologies, mais la plupart sont sur les petits cellulaires, avec des taux de résolution, des largeurs d’écran et des débits binaires variés… même en maîtrisant les technologies et la manière de les exploiter pour monétiser ton art, il faut que le public puisse te recevoir sur ses appareils. C’est dans ça aussi que réside toute la difficulté de l’écosystème.

Certains pays et régions du Sud ont développé leur propre plateforme de mise en valeur de leur contenu, comme Retina Latina en Amérique latine ou le Arab Cinema Center (ACC) pour le cinéma arabe. Ces initiatives remportent-elles du succès ?

Je n’ai pas lu les bilans de ces initiatives, je ne suis pas bien placé pour en évaluer l’impact et le succès. Mais c’est déjà, en quelque part, un succès d’archives et de préservation de la mémoire.

C’est méritoire de numériser, et de le faire avec un haut niveau de qualité, parce qu’il y a une bonne partie de la mémoire audiovisuelle d’Amérique latine qui n’est évidemment pas sur les plateformes. Celles-ci sont toujours en quête du prochain succès, d’une grosse publicité, d’une vedette, ou d’un sujet-choc… les plateformes courent toujours en avant, elles ne regardent pas en arrière. Elles possèdent d’ailleurs un catalogue éphémère, qui se vide régulièrement de droits, car ceux-ci sont de durée limitée.

Des plateformes spécialisées, il y en a des centaines : film noir, mangas, LGBTQ2S+… À savoir si elles sont toutes rentables, c’est une autre question. Les taux de pénétration de ces plateformes sont limités, et la classe moyenne des pays du Sud, comme du Nord d’ailleurs, doit faire des choix. Ce n’est pas étonnant qu’un projet comme Retina Latina soit soutenu par les aides publiques – la Banque interaméricaine de développement à sa création en 2016, puis le Fonds international pour la diversité culturelle de l’UNESCO en 2017. Aujourd’hui elle opère grâce au soutien des ministères de la Culture et agences de cinéma de Bolivie, d’Équateur, du Pérou, du Mexique, d’Uruguay et de Colombie. 10 % de son offre est accessible aux auditoires internationaux. La plateforme reçoit des visiteurs d’une quarantaine de pays différents. Est-ce une réussite? Le grand public, les écoles, les gens qui étudient et enseignent le cinéma, sont-ils au rendez-vous? Je ne saurai dire. Cela dépend également de ce qu’on considère être les indicateurs de succès.

Mettre en ligne des contenus culturels sur des plateformes grand public comme YouTube, TikTok et Vimeo est aujourd’hui accessible à tous. Lancer une plateforme de vidéo sur demande n’est pas non plus si compliqué. La technologie est aujourd’hui bien maîtrisée. Les choses se compliquent quand il s’agit de rejoindre et de fidéliser un auditoire vaste comme un continent ou la terre tout entière, surtout si la finalité est d’en vivre par la monétisation, ce qui est le cas des créateurs professionnelles et des industries culturelles. Les défis sont multiples et de taille. Cela appelle nécessairement à une révision de nos schémas de pensée dans l’accompagnement des artistes et créateurs des pays du Sud face aux défis du numérique. Comme le disait avec justesse la présidente du Réseau des Instances Africaines de Régulation de la Communication (RIARC), Latifa Akharbach, lors d’une récente rencontre de ses membres à Abidjan² « Il n’y a pas de souveraineté numérique entière sans une offre locale, crédible et exportable. Outre la mise en place d’une véritable capacité de production de contenus divers, a-t-elle ajouté, ce chantier englobe de nombreuses autres problématiques tels que le respect des droits d’auteur, la protection du public ou encore le développement d’une création audiovisuelle et cinématographique africaine axée sur la diversité ».

Notes

1 https://www.theguardian.com/books/2023/may/29/nobel-literature-prize-fell-into-my-life-like-a-bomb-says-annie-ernaux

2 Latifa Akharbach à Abidjan : « Il n’y a pas de souveraineté numérique entière sans une offre locale, crédible et exportable », L’Observateur du Monde et d’Afrique, 8 juin 2023


Télécharger cette analyse