Peut-on placer la démocratie culturelle au cœur des politiques culturelles de l’Union européenne ?

Par Robert Alagjozovski

Collaborateur de l’Association Marcel Hicter

Le nouveau concept de programmation du futur programme Culture dans le cadre financier pluriannuel (CFP) de l’Union européenne a été dévoilé en juillet 2025 pour la période 2028-2034. Le programme Europe créative sera intégré au nouveau programme AgoraEU, son budget sera doublé et l’autonomie du programme, malgré sa fusion avec d’autre programmes UE tels que  MEDIA et CERV, serait préservée.

On peut ajouter que la culture devient, du moins dans les récits et les discours,  un des étendards de la nouvelle vision et de la programmation européenne. Elle devient un élément symbolique, d’un projet de refondation de l’Europe non plus comme une région de croissance industrielle et économique ( plus personne n’y croit,  même rue Belliard)  , mais aussi comme un espace de démocratie et de valeurs portées par la culture.

Quoiqu’il en soit, cette analyse salue la démarche tout en reconnaissant qu’elle n’est  pas exempte de critiques. En effet, il apparaît dans les permisses de ce programme ( nommée « Culture Compass » ou « Boussole Culturelle »)  que la figure « sacralisée » de l’artiste  perçu comme dépositaire des droits culturels, de la liberté de création, voire de la liberté tout court  occupe une place centrale, parfois au détriment du secteur associatif structuré. Or, c’est précisément au sein de ce tissu associatif que se construisent les dynamiques collectives et que se tisse, concrètement, la démocratie culturelle.

La culture au cœur du programme

Sur le plan conceptuel, il s’agit d’un choix particulièrement judicieux de la part de la Commission. La principale revendication des parties prenantes — parmi lesquelles Culture Action Europe, réseau regroupant plus de 250 organisations de la société civile, artistes, universitaires et responsables politiques — portait précisément sur le maintien de l’autonomie du programme et sur l’augmentation de son budget.

Le principe d’autonomie du programme culturel, assorti d’une revendication maximaliste visant à en faire un programme indépendant, constituait en réalité l’essence même de la stratégie de reconnaissance de l’importance de la culture, de la diversité, de la démocratie, du patrimoine et des valeurs européennes fondamentales traditionnellement incarnées par la culture.

Ces dernières années, les décideurs européens ont la facteurs tendance « d’invisibiliser » la culture  en l’intégrant dans des portefeuilles de compétences  de plus en plus élargis au sein de la Commission européenne. Il semble que ce ne soit plus le cas aujourd’hui. Le plaidoyer soutenu et la mobilisation constante des acteurs culturels, conjugués aux bouleversements géopolitiques provoqués par l’agression russe contre l’Ukraine et par les élections présidentielles aux États-Unis, ont replacé la culture au centre des politiques européennes, aux côtés de l’État de droit, des droits civiques, de l’égalité et de l’inclusion des groupes vulnérables. On ne peut que s’en réjouir.

 Libertés artistiques et droits sociaux renforcés

Une autre avancée majeure issue des revendications du terrain concerne l’engagement à sécuriser et à renforcer les droits sociaux des artistes, des travailleurs culturels et des responsables culturels.

Le Culture Compass for Europe / la Boussole culturel pour l’Europe , publié par la Commission européenne en novembre 2025, annonce la proposition d’une Charte européenne des artistes  (prévue pour le deuxième trimestre 2027), destinée à « définir des principes fondamentaux, des orientations et des engagements en faveur de conditions de travail équitables dans les secteurs culturels et créatifs ».

Ce document s’accompagne d’un projet de Déclaration conjointe intitulée « Europe pour la culture – La culture pour l’Europe », destinée à être adoptée par la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l’UE. Son article 4 souligne que « toute personne a droit à des conditions de travail justes, équitables, saines et sûres, y compris les artistes et les professionnels de la culture, qui sont au cœur des secteurs et industries culturels et créatifs ». Le texte prévoit notamment des engagements en faveur d’une rémunération équitable, d’une protection sociale renforcée et du soutien au droit à la négociation collective. Les documents affirment également un soutien ferme au secteur culturel ukrainien, à la création contemporaine et à la protection du patrimoine culturel menacé par l’agression à grande échelle.

Une revendication encore absente

Il manque toutefois un élément central défendu par Culture Action Europe : l’introduction d’appels ciblés sur certaines régions, notamment les Balkans occidentaux, caractérisés par des ressources limitées et engagés dans un processus d’adhésion à l’Union européenne.

Un allié essentiel en grande fragilité

Dans les Balkans, le secteur culturel,  et plus particulièrement la société civile culturelle, souvent désignée localement comme la « scène culturelle indépendante »,  joue un rôle clé dans la création contemporaine, la démocratie culturelle et l’activisme citoyen. Or, ce secteur se trouve aujourd’hui dans une situation de fragilité extrême. 

Elle subit de plein fouet les récents bouleversement dans la donne géopolitique globale. Un an après la déclaration de guerre de l’administration Trump contre les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI), le retrait massif des financements américains n’a toujours pas été compensé par d’autres bailleurs. De nombreuses ONG, y compris culturelles, ont dû interrompre leurs programmes, fermer leurs bureaux ou mettre fin à des contrats de travail. Sans réponse rapide, l’Europe risque de perdre un allié stratégique dans le renforcement de l’espace de la démocratie — y compris culturelle.

Les Balkans occidentaux, bien qu’aux portes de l’Union européenne, demeurent marqués par des démocraties fragiles, des gouvernements illibéraux, des tensions nationalistes et une corruption persistante. Ils figurent également parmi les régions les plus exposées aux menaces hybrides russes et aux tentatives d’influence sur les structures politiques dominantes.

Les financements américains, via les ambassades, l’USAID, le NDI, l’IRI et d’autres bailleurs, ont permis de structurer un véritable écosystème de soutien, mobilisant des instituts intermédiaires, des ONG et des agences parapubliques. Ces dispositifs, souvent alignés avec les programmes européens — et dans une moindre mesure avec ceux du Canada ou de l’Australie — ont rendu possible l’existence, la consolidation et le développement d’un tissu dense d’organisations culturelles contribuant à une culture démocratique, active et responsable.

Forte demande, offre limitée

Un précédent significatif illustre cette réalité. Entre le sommet de Trieste (2017) et celui de Poznań (2019) du processus de Berlin (initiative diplomatique lancée par l’Allemagne en 2014 en vue d’accélérer les processus d’adhésion dans l’Union européenne des pays de la région balkanique), un appel spécifique à la coopération culturelle a été lancé en juillet 2019, inspiré du programme Europe créative et financé par l’Instrument d’aide de pré-adhésion (IPA II). L’initiative a rencontré un large succès, bien que disposant de moyens limités.  Plus de 350 candidatures ont été déposées, pour seulement 13 projets sélectionnés, impliquant 91 partenaires — soit en moyenne sept partenaires par projet — ce qui a considérablement réduit la part de financement par organisation. Des situations similaires se répètent régulièrement dans la région, avec des agences bilatérales telles que l’Agence suisse pour le développement et la coopération, via le fonds Heartefact, a soutenu 19 projets (entre 6 000 et 14 000 euros) sur 180 candidatures.

Les autres mécanismes existants reflètent la même faiblesse des plafonds financiers :

– le Fonds culturel jeunesse des Balkans occidentaux (RYCO) accorde jusqu’à 6 000 euros ;

– le programme Culture and Creativity for the Western Balkans (CC4WBs), mis en œuvre par l’UNESCO, le British Council et l’AICS, finance des résidences et mobilités individuelles entre 3 750 et 5 000 euros ;

– le programme VAHA, porté par l’European Cultural Foundation et la Stiftung Mercator, plafonne ses subventions à 12 000 euros par projet trilatéral national et 8 000 euros pour les échanges internationaux.

Les organisations culturelles, piliers de la démocratie culturelle

J’ai longuement développé les besoins de la société civile dans les Balkans occidentaux afin d’en arriver à l’argument central que je souhaite faire valoir.

Le Culture Compass estime, à juste titre, que « la sauvegarde de la liberté artistique est également un élément important du tissu démocratique plus large de nos sociétés » et l’inscrit dans le cadre du « Bouclier européen pour la démocratie (…) afin de protéger et de promouvoir la démocratie et la résilience sociétale à long terme ».

Mais pour l’instant, les documents ne font que relier la liberté artistique et la résilience aux droits et au bien-être des artistes et des acteurs culturels en tant qu’individus. Les documents ne mentionnent nulle part que le tissu démocratique de la société est constitué par les organisations de la société civile (OSC), que leur existence, leurs valeurs, leurs intérêts communs, leur mode de fonctionnement et le soutien approprié dont elles bénéficient doivent également être préservés.

La lutte contre la censure, la restriction des contenus, les licenciements ou persécutions pour des motifs politiques, l’utilisation de la culture comme arme ne peut pas seulement faire partie de la stratégie des relations internationales de l’UE. Ce type de comportement n’est pas propre à l’UE. Il existe déjà dans les modèles de gouvernance de certains États membres. Il est important de reconnaître le rôle de la culture, des artistes et des intellectuels individuels en première ligne de la liberté d’expression et des droits individuels, mais il est également important de souligner le rôle des OSC culturelles dans la lutte pour une démocratie culturelle et une société plus démocratique.

Il est temps d’intégrer les OSC dans les politiques culturelles et d’élargir la conception des arts et de la culture, non seulement en tant que « techne », contribution des entrepreneurs créatifs, des innovateurs et des micro-entreprises au PIB, par le biais des ICC, mais aussi en tant qu’âme même de la civilisation européenne.

Les sociétés deviennent plus démocratiques, inclusives, cohésives et égalitaires non seulement lorsque les individus expriment leurs libertés, mais surtout lorsqu’ils s’unissent stratégiquement, se concentrent autour d’un intérêt commun et luttent ensemble pour le bien commun.


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