Louvain 2030 : anatomie d’une sélection dans l’évolution des critères ECoC (European Capital of Culture)
Par Serena Pacciani , Collaboratrice de l’Association Marcel Hicter
Le 24 septembre 2025, au terme de trois ans de projets et de réflexions, le panel d’experts européens a rendu son verdict en désignant Louvain comme Capitale Européenne de la Culture 2030 pour la Belgique. Ce choix marque la cinquième fois que le pays accueille ce titre prestigieux, après Anvers (1993), Bruxelles (2000), Bruges (2002) et Mons (2015). Cette décision, qui adopte une approche intellectuelle et structurée face aux candidatures de Molenbeek et Namur, interroge sur l’évolution des critères de sélection et sur l’orientation future du programme des Capitales Européennes de la Culture (ECoC dans son acronyme anglais), mettant en lumière une transformation des objectifs et des éléments déterminants du choix. L’attribution de Louvain en tant que capitale de la Culture soulève une problématique essentielle concernant les facteurs déterminants dans la prise de cette décision.
Si les éditions des décennies entre 1990 et 2000, telles que Glasgow (1990) ou Lille (2004), mettaient principalement l’accent sur la régénération urbaine de villes industrielles en déclin, où la culture y était mobilisée comme un levier de transformation économique et de revalorisation de l’image territoriale, Bruxelles 2000 s’inscrivait déjà dans une approche plus sociale. Son édition cherchait explicitement à appréhender la ville « non pas comme un simple assemblage de briques et de ciment, mais avant tout à travers ses habitants » , plaçant ainsi la dimension humaine au cœur du projet. Un tournant décisif a été 1 ensuite opéré avec la décision 445/2014/UE du Parlement européen, qui a élargi les objectifs du programme
en affirmant qu’il « importe que les villes détentrices du titre cherchent à promouvoir l’inclusion sociale et l’égalité des chances » . Une telle et significative évolution du cadre législatif traduisait, et traduit une 2 décennie après, une ambition d’impact social renforcée, allant au-delà de la seule attractivité territoriale. Toutefois, l’analyse des sélections les plus récentes, dans le contexte actuel, laisse apparaître l’émergence d’un nouveau critère désormais déterminant : la delivery readiness, entendue comme la capacité démontrée à assurer une mise en œuvre opérationnelle efficace. Ce facteur semble aujourd’hui peser davantage, et de manière significative, parmi les indicateurs pesant sur la décision finale, sans doute en réaction aux difficultés d’exécution rencontrées lors de certaines éditions antérieures. Le choix de Louvain semble
3 adhérer également dans une tendance plus large, précédemment analysée , vers ce que l’on pourrait appeler le cultourism, c’est-à-dire la fusion de la culture et du tourisme au service d’objectifs économiques et d’attractivité territoriale. A ce propos, la stratégie touristique conçue par Louvain vise explicitement à proposer des expériences abordables et accessibles conçues pour encourager des séjours plus longs et 4 l’exploration régionale . Cette approche hybride, à la fois intellectuelle et pragmatique, bien que légitime et louable, diffère de l’ambition originelle du programme: comme le rappelait Melina Mercouri lors du lancement en 1985, l’objectif de la désignation d’une capitale de la culture européenne était principalement 5 de valoriser la richesse et la diversité des cultures (européennes) .
Trois visions distinctes pour 2030
L’analyse comparative des trois villes candidates finalistes révèle des profils urbains et des perspectives programmatiques radicalement différentes. Louvain, la gagnante, ville universitaire prospère de 100.000 habitants, a présenté LOV2030 – Leuven & Beyond, un programme structuré autour du concept du samenleven (vivre ensemble), explorant ce que signifie être humain à l’ère de la crise écologique, de la polarisation géopolitique et de l’accélération numérique. Le projet s’articule en cinq thématiques 1 Bruxelles capitale culturelle 2000: les grands préparatifs, consulté le 10/10/2025, https://www.europarl.europa.eu/dg3/ sdp/tribeur/fr/wl9904t4.htm
2 Voir https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32014D0445, article numéro 9.
3 Serena Pacchiani, Les Capitales de la Culture sous le spectre géopolitique du “cultourism”, Association Marcel Hicter,
24/09/2024, https://fondation-hicter.org/fr/capitales-culture-spectre-geopolitique-cultourism/
4 Louvain Human Nature bidbook, en particulier pp. 3-6 et p. 15.
5 Renaud Denuit, Capitales Européennes de la Culture : un rêve de Melina, Académie Editions, Bruxelles, 2018.(Democracy, Decolonisation, Sustainable Infrastructure, Digital Transition, Culture & Education): en résumé et en quelques chiffres, la ville présente une stratégie culturelle formellement adoptée en juin 2024, avec un budget de 72,5 millions d’euros, dont 86% de sources publiques déjà sécurisées, et une infrastructure culturelle largement planifiée bien avant 2030.
Molenbeek, commune bruxelloise de 97000 habitants caractérisée par une forte diversité démographique (140 nationalités, dont un tiers de la population de moins de 18 ans) a développé Creative Sadaka, un concept presque utopique dans son ambition, centré sur la solidarité inconditionnelle et la culture comme forme de soin et d’inter-connexion. Tout en reconnaissant la sincérité et la force émotionnelle de cette vision, le panel a noté que l’ambition dépassait parfois le niveau de détail opérationnel et a souligné l’absence de budgets détaillés par projet. Namur, capitale, à son tour, de la région wallonne, s’est présentée avec le projet Confluences, une vision poétique axée sur le dialogue interculturel et la transformation des différences en force créative. Le panel a salué cette démarche comme à la fois réfléchie et crédible, mais a 6 finalement opté pour la solidité opérationnelle de Louvain . Les trois candidatures offraient des visions à la fois distinctes et complémentaires, chacune incarnant un modèle unique, parfois antinomique, de rayonnement culturel: Louvain se distinguant par son excellence académique et institutionnelle, Molenbeek par son approche innovante face aux défis sociaux et urbains, et Namur à travers sa diplomatie culturelle régionale.
Les facteurs décisifs de la sélection
Plusieurs éléments structurels distinguent la candidature de Louvain et permettent de comprendre les motivations de sa sélection. L’excellence programmatique se manifeste notamment dans la dimension organisationnelle européenne: Louvain propose un modèle clair et structuré engageant artistes européens, opérateurs culturels et villes partenaires à travers des appels ouverts et des cadres établis de collaboration, incluant des partenariats avec plusieurs anciennes et futures Capitales Européennes de la Culture, et dont la création future de la LOV EU Academy vise à pérenniser la coopération européenne au-delà de 2030. Le rapport final du panel souligne que la proposition de Louvain est convaincante, prête à la mise en œuvre et bien positionnée pour générer un impact culturel, social et européen; sa désignation s’inscrit ainsi dans une tendance croissante du programme ECOC à privilégier la capacité de livraison et la solidité institutionnelle, en appréciant particulièrement la force intellectuelle de la vision artistique et la qualité remarquable de la dimension européenne. Malgré ses atouts indéniables, la candidature de Louvain suscite néanmoins plusieurs interrogations, comme
c’est souvent le cas pour des projets culturels d’envergure. En particulier, son caractère potentiellement élitiste et sa véritable capacité à inclure tous les publics sont remis en question. Le modèle proposé, axé sur l’excellence intellectuelle, risque de reproduire les biais culturels traditionnels que le programme ECoC s’efforce précisément de transcender depuis la décision de 2014 du Parlement Européen. Bien que le concept de Louvain soit sophistiqué et stimulant, il soulève des doutes quant à sa capacité à atteindre réellement l’ensemble des audiences. Dans ce contexte, Molenbeek a évoqué un point clé, non négligeable pour une capitale de la culture, dont la réponse reste encore ardue: comment construire un futur commun quand nous ne partageons pas un passé commun?
De plus, dans le contexte multifacette de la Belgique, le sujet linguistique met en lumière les limites des trois candidatures. Bien que le partenariat de Louvain avec Ottignies/Louvain-la-Neuve soit symboliquement fort, son opérationnalisation demeure encore trop générale. En effet, le rapport final souligne explicitement que ce partenariat translinguistique doit être traduit en résultats mesurables pour la programmation conjointe et le 7 développement des publics . Cette faiblesse est d’autant plus remarquable, compte tenu des divisions linguistiques, qui représentent un défi structurel majeur en Belgique.
La dimension géopolitique: quelle Europe pour 2030 et quel modèle pour ECOC?
Rapport final du panel de sélection ECOC 2030, rendu en Octobre 2025, p. 11: A clear and structured model engaging 6 European artists, cultural operators, and partner cities through open calls and collaboration frameworks. Rapport final du panel de sélection ECOC 2030, rendu en Octobre 2025, pp. 8 et 32: the ambition to (re)build cultural 7 relations with Ottignies/Louvain-la-Neuve is commendable and symbolically strong, yet its operationalisation within the strategic goals and legacy plans remains general […] the cross-linguistic partnership with Ottignies/Louvain-la-Neuve should be translated into measurable outcomes for joint programming and audience development.On peut, par conséquent, constater que les critères de sélection pour une Capitale Européenne de la Culture ont considérablement évolué depuis les précédents titres décernés à la Belgique: ils intègrent désormais une compréhension plus vaste et approfondie du rôle de la culture dans le développement urbain européen. Bien que cette évolution soit encourageante, il est essentiel de maintenir un équilibre constant entre cette approche élargie, tout en garantissant la préservation de l’audace et de l’innovation. Les recommandations formulées à l’intention de Louvain mettent en lumière des préoccupations persistantes, suggérant notamment de garantir l’indépendance artistique au sein du modèle de leadership partagé et de continuer à affiner la concentration curatoriale; cela révèle une inquiétude implicite quant au fait que la structure collaborative de gouvernance pourrait “diluer” la vision artistique.
D’une part, la sélection de Louvain se déroule dans un conjoncture internationale particulièrement tendue, où l’Europe fait face à de multiples crises, telles que le populisme, les défis migratoires et les questions de justice sociale. Dans ce cadre, la décision entre trois villes aux profils si variés – une ville florissante et intellectuelle (Louvain), une commune confrontée à de réels défis sociaux (Molenbeek), et une capitale régionale symbolique (Namur) – n’est pas neutre. Dès lors, la désignation de Louvain cristallise les tensions inhérentes à l’évolution du programme.
D’autre part, cette même sélection met en lumière un enjeu épineux: le risque d’une uniformisation du projet. En privilégiant davantage la rigueur administrative, le programme ECoC peut voir s’affaiblir sa capacité transformative globale, où la focalisation excessive sur les retombées économiques pourrait conduire à une certaine standardisation des propositions culturelles.
À l’horizon 2030, la responsabilité de Louvain réside donc dans sa capacité à dépasser la seule excellence organisationnelle pour intégrer pleinement une dimension inclusive et transformative, sans céder à une normalisation du programme vers un modèle essentiellement cultouristique, où l’attractivité territoriale primerait sur la cohésion sociale, et à démontrer que rigueur et audace ne sont pas antinomiques, que l’excellence intellectuelle peut s’allier à l’inclusion radicale, afin que son programme atteigne véritablement tous les citoyens européens, pas seulement les habitués des institutions culturelles.