Dans un contexte de désengagement public et de vigilance citoyenne en augmentation incessante, le mécénat culturel européen traverse une crise de légitimité qui interroge les fondements mêmes du financement de la culture.
Un secteur culturel sous tension
Les récentes mobilisations contre les mécènes issus des industries fossiles ou pharmaceutiques révèlent une contradiction structurelle : comment les institutions culturelles peuvent-elles concilier leur mission d’intérêt général avec l’acceptation de financements d’entreprises dont les activités sont socialement ou environnementalement controversées ? Cette question, qui n’a rien de nouveau, s’impose désormais et plus que jamais au cœur du débat public sur la culture et son identité.
Depuis les années 1980, le désengagement progressif des États dans le financement culturel a créé une dépendance croissante au mécénat privé. Un exemple frappant se trouve au Royaume-Uni où les réformes thatchériennes ont réduit de 30% les budgets culturels publics, forçant les institutions à développer des stratégies de fundraising agressives. En France aussi, la loi Aillagon de 2003 a créé un des dispositifs fiscaux les plus généreux d’Europe, permettant une déduction de 60% des sommes versées.
L’artwashing: quand la culture blanchit les réputations
Le concept d’artwashing, apparu dans le vocabulaire militant au début des années 2010, désigne l’utilisation stratégique du mécénat culturel pour améliorer l’image d’entreprises critiquées. Cette pratique repose sur des mécanismes psychologiques étudiés : le “transfert de prestige”. Celui-ci permet aux entreprises de bénéficier du capital symbolique des institutions culturelles. Une étude de l’Université d’Oxford montre que l’association à des musées prestigieux améliore de 23% la perception positive d’une entreprise, indépendamment de ses pratiques réelles.
Le “détournement cognitif” constitue un autre mécanisme central. Shell finance des expositions sur le changement climatique au Science Museum de Londres tout en investissant 22 milliards de dollars dans de nouveaux projets fossiles. Cette dissonance cognitive brouille la perception publique de la responsabilité environnementale de l’entreprise. BP a sponsorisé pendant 34 ans la Tate Gallery, versant environ 3,8 millions de livres sur cette période – moins de 0,5% du budget du musée – mais bénéficiant d’une visibilité considérable.
La réalité belge: entre pragmatisme et paradoxes non résolus
En Belgique, le mécénat culturel représente 60 millions d’euros annuels selon le rapport Prométhéa 2022, principalement issus des grandes entreprises du BEL20. Proximus, BNP Paribas Fortis et Engie figurent parmi les principaux contributeurs. Les institutions belges ont généralement évité les controverses majeures, adoptant une approche plus discrète dans la sélection de leurs mécènes. Contrairement aux pays anglo-saxons, peu d’institutions belges ont formalisé des politiques d’exclusion de certains secteurs.
Pourtant, des contradictions persistent. Le cas de l’AfricaMuseum de Tervuren, par exemple, est révélateur : le musée, engagé depuis sa réouverture en 2018 dans un processus de décolonisation et de réflexion critique sur le passé colonial belge, continue pourtant de recevoir des financements d’Umicore, entreprise héritière de l’Union Minière du Haut-Katanga. Cette société a exploité les ressources minières du Congo colonial dans des conditions largement documentées d’exploitation. Comment un musée peut-il interroger le passé colonial tout en acceptant l’argent de ses héritiers économiques directs ?
Cette situation illustre un paradoxe plus large du secteur culturel belge : l’absence de débat public sur ces questions. Alors que le Royaume-Uni dispose de Culture Unstained, organisation documentant les liens entre culture et industries fossiles, et que la France compte sur l’Observatoire de la liberté de création, la Belgique manque d’un observatoire indépendant sur ces enjeux.
LES CHIFFRES QUI PARLENT
France – L’ampleur du mécénat culturel (2023), 86,2 millions d’euros collectés via le crowdfunding pour le secteur culturel français (arts plastiques, spectacle vivant)
Belgique – La réalité du mécénat d’entreprise. Seulement 19,2% des entreprises mécènes belges soutiennent la culture et le patrimoine, loin derrière le sport (46,7%) et l’humanitaire (43,4%)
Europe – Le lobbying de l’industrie pétrolière c’est 250 millions d’euros dépensés par les 5 plus grandes compagnies pétrolières pour le lobbying auprès de l’UE, incluant leurs stratégies de sponsoring culturel
Royaume-Uni – L’effondrement du financement public local. Les dépenses des collectivités locales britanniques pour les musées ont chuté de 36,7% en termes réels entre 2009-10 et 2022-23 (de £286,45m à £241,01m)
Construire des alternatives : entre résistance et innovation
Confronter ces problèmes structurels requiert une restructuration identitaire importante, et face à cela, plusieurs institutions ont réussi à se réinventer de manière assez innovante.
Les chartes éthiques sont une des solutions les plus répandues. Le Rijksmuseum d’Amsterdam a publié en 2023 une politique excluant explicitement les industries controversées comme les secteurs de l’énergie fossile, du tabac et de l’armement. Le musée a aussi créé un comité d’éthique incluant des membres externes et des citoyens tirés au sort pour évaluer les propositions de mécénat. La National Gallery de Londres adopte une approche différente avec sa “Gift Acceptance Policy”, évaluant chaque don selon des critères de risque pour leur réputation sans exclusion sectorielle automatique. Ainsi les chartes sont très subjectives sur les critères éthiques que chaque institution considère comme pertinents.
En Belgique, les modèles coopératifs proposent une transformation plus radicale. Le Beursschouwburg à Bruxelles fonctionne depuis 2020 avec un modèle de gouvernance partagée excluant tout mécénat d’entreprise. L’institution implique artistes, publics et travailleurs dans ses décisions stratégiques. Un modèle de démocratie directe qui remet en cause le système de financement triangulaire État-mécénat-marché.
La transparence radicale s’impose progressivement comme norme. Le Stedelijk Museum d’Amsterdam publie l’intégralité de ses sources de financement avec les montants exacts. Cette transparence permet un contrôle citoyen mais expose aussi les institutions aux pressions : certains mécènes refusent désormais cette publicité, privant les musées de ressources.
Les défis économiques d’une transition éthique
La rupture avec des mécènes controversés a des conséquences financières qui ne sont pas sans répercussions et donc qui questionnent la soutenabilité du modèle. Arts Council England estime que les institutions ayant rompu avec des mécènes fossiles ont perdu en moyenne 18% de leurs revenus privés. La European Cultural Foundation calcule qu’un désengagement total des secteurs controversés représenterait une perte de 450 millions d’euros annuels pour le secteur culturel européen.
Ces chiffres révèlent un vrai dilemme structurel : dans un contexte de stagnation et/ou de réduction des financements publics, les institutions peuvent-elles se permettre de refuser certains mécènes ? Les petites structures, beaucoup plus fragiles, risquent même l’extinction. Les grandes institutions pourraient survivre mais au prix d’une réduction drastique de leur programmation, accessibilité et direction artistique.
Une des solutions les plus apparentes pour ce problème structurel viendrait simplement d’augmenter les budgets étatiques dans le secteur culturel. Cependant, la domination de l’idéologie néolibérale et l’austérité de mise dans les budgets des États européens favorise les gouvernements à couper dans la culture au lieu d’y investir. Une autre piste serait de taxer plus durement les entreprises mécènes controversés et en redistribuant les recettes dans le secteur culturel, -. Dans les deux cas, un consensus politique peine à être trouvé.
En conclusion, allons-nous vers une redéfinition démocratique du mécénat culturel?
On assiste aujourd’hui à plusieurs phénomènes qui tendent à indiquer une redéfinition plus démocratique des pratiques de mécénat.
Elle se traduit d’abord par une demande de transparence accrue. La Commission européenne prépare une directive sur la transparence du mécénat culturel pour 2025. Ce texte de loi pourrait imposer la publication des montants et des conditions de tous les mécénats supérieurs à 50 000 euros, créant ainsi une homogénéité structurelle.
Cette évolution s’accompagne d’un souci éthique, notamment par l’intégration croissante des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) dans les stratégies de mécénat. Les entreprises intègrent désormais leur politique culturelle dans leurs publications extra-financières, ce qui crée une pression pour un alignement entre les valeurs affichées et les pratiques réelles.
De nouvelles formes de partenariat émergent, dépassant le simple transfert financier. Le mécénat de compétences met à disposition l’expertise des entreprises. Le co-commissariat d’expositions crée des dialogues entre monde économique et artistique. Les résidences d’artistes en entreprise questionnent les pratiques professionnelles.
Ces expérimentations interrogent : peut-on transformer le mécénat en outil de transformation sociale plutôt qu’en simple transaction financière ?
L’émergence d’une “économie culturelle contributive” propose de dépasser l’opposition binaire public/privé. Des modèles hybrides combinent financements publics, mécénat éthique, participation citoyenne et économie sociale et solidaire. A titre d’exemple, encore isolé mais peut être anoncante d’initiatives plus larges, le collectif « Centquatre » à Paris expérimente un modèle économique diversifié incluant incubateur de startups culturelles, location d’espaces et programmation artistique. Ces innovations restent marginales mais ouvrent des pistes pour repenser l’économie culturelle.
Les décisions du futur du secteur culturel ne peuvent pas rester qu’entre les mains des bailleurs et gestionnaires de fonds privés. Notre démocratie doit considérer cette question comme propre à chaque citoyen : quelle éthique attendons-nous des institutions culturelles ? Où se trouve la ligne entre intégrité artistique et nécessité économique ?
Le secteur culturel belge pourrait s’inspirer des initiatives internationales. La création d’un observatoire indépendant du mécénat culturel, sur le modèle de Culture Unstained, permettrait de documenter les pratiques et d’alimenter le débat public. L’organisation de forums citoyens sur le financement culturel, associant tous les acteurs, pourrait faire émerger des propositions innovantes. Le développement de chartes éthiques, négociées collectivement, offrirait un cadre de référence partagé, transparent et accepté.
La transformation du mécénat culturel s’inscrit dans une réflexion plus large sur la démocratie culturelle. Comment garantir que la culture reste un espace d’émancipation collective et non un outil de légitimation des pouvoirs de domination financière ? Cette question dépasse le seul enjeu du financement pour interroger les finalités mêmes de l’action culturelle dans nos sociétés. Elle appelle à repenser collectivement le rôle de la culture dans la construction d’un projet démocratique contemporain et pour la création de bases saines pour la démocratie de demain, où l’art et la création contribuent à l’émancipation plutôt qu’à la reproduction des dominations.
Références:
Full Fact. (2012, 5 décembre). The arts – how big have the cuts been? https://fullfact.org/economy/arts-how-big-have-cuts-been/
Légifrance. (2003, 1er août). Loi n° 2003-709 du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations. Journal Officiel de la République Française. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000791289
Platform London & Art Not Oil Coalition. (2015). Tate reveals “embarrassingly small” scale of BP sponsorship. Climate Change News. https://www.climatechangenews.com/2015/01/26/tate-reveals-embarrassingly-small-scale-of-bp-sponsorship/
Prométhéa. (2022). Rapport annuel sur le mécénat culturel en Belgique. https://www.promethea.be
Financement Participatif France & Mazars. (2024, février). Baromètre du crowdfunding en France 2023. https://financeparticipative.org/wp-content/uploads/2024/02/BAROMETRE-CROWDFUNDING-2023_FPF-MAZARS.pdf
Prométhéa. (2019). Étude sur le mécénat d’entreprise en Belgique. https://www.promethea.be/fr/sinformer/les-chiffres-du-mecenat/
Platform London. (2015, 26 janvier). Tate reveals “embarrassingly small” scale of BP sponsorship. Climate Change News. https://www.climatechangenews.com/2015/01/26/tate-reveals-embarrassingly-small-scale-of-bp-sponsorship/
Arts Council England. (2024, février). Local authority investment in museums and galleries 2022-23. https://www.artscouncil.org.uk