Introduction
Il existe en Europe un assez large consensus autour du rôle de la culture et des politiques culturelles comme un moyen d’appréhender les transformations sociales, économiques, démographiques, climatiques, sanitaires et technologiques auxquelles sont confrontés les individus et les communautés. Un certain nombre de documents politiques européens depuis le premier Agenda européen pour la culture en 2007¹ et d’initiatives telles que les Capitales Européennes de la Culture, reconnaissent l’importance de la culture pour la prospérité sociale et économique de l’Europe et de ses habitants.
La crise sanitaire mondiale, qui a durement affecté le secteur culturel, en bousculant ses pratiques et ses relations avec les publics, a conduit des professionnels du secteur à s’interroger sur leur rôle social et sur la place de la culture dans la société. Pour autant, la crise du Covid19 a davantage servi de catalyseur à des réflexions antérieures. Le tournant numérique, les migrations, la crise climatique, les mouvements sociaux et décoloniaux poussent les institutions culturelles à expérimenter pour tenter d’élargir et de renouveler leurs publics ainsi que leurs modes opératoires pour aller vers des pratiques plus vertueuses sur le plan écologique mais aussi du point de vue de l’accessibilité et de l’inclusion.
Diversité des publics et diversité de la programmation
Comment faire en sorte que le plus grand nombre de personnes, où qu’elles vivent (en milieu urbain ou rural), puissent accéder et participer à la vie culturelle. Dans cet article, l’on s’intéressera particulièrement aux grandes infrastructures culturelles publiques (musées, théâtres, opéras). En effet, pour remplir leur mission de création, de production et de diffusion artistiques, ces acteurs culturels sont en perpétuel repositionnement. Comment conserver leurs publics mais également, et peutêtre surtout, comprendre comment toucher les “nonpublics”.
Avec la question des publics, les organisations culturelles sont également confrontées au besoin de maintenir leurs financements dans un contexte de baisse des crédits pour la culture. À la variable quantitative (“Combien attirez-vous de public chaque saison ?”) s’ajoute ainsi la variable qualitative et difficile à mesurer de la diversité (“Combien de personnes de milieux socioéconomiques différents fréquentent votre institution ? Votre programme attire-t-il des personnes de divers quartiers ?”).
Attention, il n’est pas question ici de dire que l’accès à la culture devrait rester réservé à une élite économique, sociale et culturelle, valide, blanche et âgée. Il ne s’agit pas non plus de débattre de la justification permanente en termes “d’impact” à laquelle sont confrontées bon nombre d’organisations culturelles petites et grandes pour maintenir leurs financements. Cet article prend le parti d’explorer brièvement la question de l’inclusion du côté des publics et sous l’angle de la participation. Comment faire en sorte que la demande d’inclusion sociale et culturelle ne se résume pas à une case à cocher pour obtenir des subsides ? Comment éviter une forme de “community washing” qui reste en surface de la participation ?
L’inclusion pour les organisations culturelles ne se résume pas seulement à la diversité des publics qui fréquentent les salles de spectacles, mais également à la diversité de la programmation. À travers la programmation culturelle, l’enjeu est de créer et maintenir un lien avec les populations locales et de passage ; offrir une diversité de points de vue et d’interprétations qui interrogent les évolutions de nos sociétés pour permettre à chacun de se les approprier. Audelà de la justification économique mentionnée ci-dessus, c’est à une certaine demande sociale que sont confrontées les organisations culturelles : celle de montrer leur capacité à rester pertinentes dans l’espace social dans lesquelles elles s’inscrivent.
C’est pourquoi des politiques tarifaires (gratuité ou tarifs réduits) seules ne peuvent réussir à élargir la fréquentation des établissements culturels à des publics variés. Cette insuffisance a incité les organisations culturelles à rechercher de nouvelles stratégies afin d’élargir, d’approfondir et de diversifier leurs relations avec le public et les artistes.
Un tournant participatif
Au cours des deux dernières décennies, on est passé d’une définition axée sur le marché (vendre plus de billets) à une vision plus globale s’intéressant aux processus du développement des publics comme « moyen multiple visant à approfondir, renforcer et élargir les relations entre les institutions culturelles et différents publics »². L’idéal de la participation se situerait dans l’échange impliquant un partage du pouvoir entre les institutions culturelles et les nonprofessionnels³ bénéfique aux deux parties. L’accent sur la participation voire sur la “cocréation” fait suite à un virage participatif observé dans les secteurs culturels et créatifs en général, qui remet en question la distinction entre les créateurs prenant une part active dans le processus artistique et un public passif, consommateur de biens culturels⁴.
Sur les liens entre démocratie culturelle et participation et quelques considérations critiques sur le concept de participation, voir “La participation est-elle antidémocratique ? L’instrumentalisation des publics en questions”, une analyse par Mathias Mellaerts, Association Marcel Hicter (2020)⁵.
C’est ainsi que les projets artistiques participatifs sont arrivés sur le devant de la scène comme stratégie de développement des publics pour relever les défis culturels et sociaux mentionnés en introduction. La spécificité de tels projets est d’impliquer des nonprofessionnels des arts dans tout ou partie de la programmation d’une organisation culturelle. La participation citoyenne peut être localisée à l’endroit de la sélection des œuvres, de leur médiation ou de leur création et réalisation devant un public.
La participation vise le plus souvent les publics éloignés de l’offre culturelle pour des raisons économiques, sociales ou culturelles, issus de groupes linguistiques, ethniques, religieux minoritaires au sein d’un groupe donné. Ils ont ainsi souvent une dimension interculturelle. L’espace public est également fréquemment mobilisé pour solliciter une frange de la population qui ne franchirait pas autrement les portes du théâtre, de la salle de concert, de l’opéra ou du musée. Si ces publics sont empêchés par un certain nombre de facteurs, c’est l’institution qui sort de ses murs pour aller à leur rencontre, dans la rue⁶ ou chez eux⁷.
Bref état des lieux des pratiques en Europe
Un certain nombre de projets et de réseaux européens se sont emparés de la participation dans une optique de développement des publics. L’un des premiers les plus emblématiques est le projet de coopération Be SpectACTive !⁸ au sein duquel figure un festival des arts de la scène en milieu rural. Le festival Kilowatt, porté par l’association CapoTrave est né sur la commune de Sansepolcro en Toscane (15900 habitants). Confronté à la désaffection du public local, Kilowatt s’est transformé pour intégrer des habitants de deux communes du territoire dans la sélection des compagnies théâtrales émergentes et indépendantes figurant au programme du festival. Plus de 400 personnes prennent part chaque année à ces groupes citoyens qualifiés par l’organisation de “visionnaires” (I visionari). À partir de 2015, le format a été exporté dans 12 villes italiennes et adapté à d’autres formes de festivals⁹.
Le réseau RESEO¹⁰ avec la participation du festival d’art lyrique d’AixenProvence est également actif sur ces questions de projets inclusifs et participatifs. Le même festival d’Aix est un acteur de longue date d’expérimentation sur son territoire de projets avec des groupes nonprofessionnels de divers horizons sur la commune d’AixenProvence et audelà. Fort de cette expérience, il a pris part à partir de 2017 à la coopération européenne Orfeo & Majnun¹¹, un projet de théâtre musical européen ouvert, interculturel et multilingue, construit selon une approche participative et collective.
Bibliographie
Adolfo Morrone, Guidelines for measuring cultural participation, UNESCO Institute for Statistics, 2006
http://uis.unesco.org/sites/default/files/documents/guidelines-for-measuring-cultural-participation-2006-en.pdf
Bollo, Alessandro et al., Study on Audience Development How to Place Audiences at the Centre of Cultural Organisations (2017), 55.
https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/cc36509d-19c6-11e7-808e-01aa75ed71a1
Bonet Lluís, Calvano Giada, Carnelli Luisella, Dupin-Meynard Félix, Négrier Emmanuel. BeSpectACTive! Challenging Participation in Performing Arts. Editoria & Spettacolo, 2018.
https://www.bespectactive.eu/wp-content/uploads/2019/09/Be-SpectACTive.pdf
Commission Européenne (2017) Final Report, Study on Audience Development – How to place audiences at the centre of cultural organisations.
https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/cc36509d-19c6-11e7-808e-01aa75ed71a1
Commission Européenne, conférence “European Audiences: 2020 and beyond”, 16-17 octobre 2012.
https://ec.europa.eu/assets/eac/culture/library/reports/conference-audience_en.pdf
Dupin-Meynard, F. and Villarroya, A. “Participation(s)? Typologies, uses and perceptions in the European landscape of cultural policies” dans Dupin-Meynard, F. et Négrier, E. ed, Cultural Policies in Europe: a Participatory Turn?, éditions de l’Attribut, 2020.
https://www.ub.edu/cultural/wp-content/uploads/2020/10/Cultural-Policies-in-Europe-a-Participatory-Turn-2020.pdf
“What’s new about participation ? Interview croisée de Franco Bianchini, Jean Damien Collin, Luca Dal Pozzolo et François Matarasso” dans Dupin-Meynard, F. et Négrier, E. ed, Cultural Policies in Europe: a Participatory Turn?, éditions de l’Attribut, 2020.
https://www.ub.edu/cultural/wp-content/uploads/2020/10/Cultural-Policies-in-Europe-a-Participatory-Turn-2020.pdf pp113-114
“La participation est-elle antidémocratique ? L’instrumentalisation des publics en questions” une analyse par Mathias Mellaerts, Association Marcel Hicter (2020).
http://fondation-hicter.org/wp-content/uploads/2020/11/Mathias_La-participation-antidémocratique.pdf
Notes
¹ Agenda européen pour la culture 2007, Nouvel agenda européen pour la culture 2018.
https://culture.ec.europa.eu/document/a-new-european-agenda-for-culture-swd2018-267-final
² Bollo, A. et al., Study on Audience Development How to Place Audiences at the Centre of Cultural Organisations (2017), 55.
³ Dupin-Meynard, F. et Villarroya, A. “Participation(s)? Typologies, uses and perceptions in the European landscape of cultural policies”
⁴ Commission Européenne, Final Report, Study on Audience Development How to place audiences at the centre of cultural organisations (2017).
⁵ http://fondation-hicter.org/wp-content/uploads/2020/11/Mathias_La-participation-antidémocratique.pdf
⁶ Le projet européen Orfeo & Majnun proposait une parade festive et participative dans les 7 villes participantes, sur les thèmes liés aux histoires croisées d’Orphée et Eurydice et Laïla et Majnun.
https://www.orfeoandmajnun.eu/orfeo-and-majnun/
⁷ Une initiative comme “Musée comme chez soi” lancée par le Musée d’Ixelles permet à des habitants de la commune, sélectionnés via le porte à porte, d’accueillir une œuvre et des activités de médiation à leur domicile pendant les travaux de rénovation du musée.
https://www.museedixelles.irisnet.be/museum-in-progress/musee-comme-chez-soi-2
⁸ Be SpectACTive ! financé par le programme Europe créative entre 2014 et 2022.
https://www.bespectactive.eu
⁹ Festival Kilowatt.
https://www.kilowattfestival.it/italia-dei-visionari/
¹⁰ RESEO réseau pour l’éducation artistique et culturelle et l’apprentissage créatif à travers l’opéra, la musique et la danse.
https://www.reseo.org/?lang=fr
¹¹ Orfeo & Majnun financé par le programme Europe créative entre 2017 et 2021.
https://www.orfeoandmajnun.eu/