Un tournant participatif dans l’élaboration des politiques

La prospective sur “quelque chose” consiste à examiner les principaux défis et opportunités liés à un phénomène spécifique, à sensibiliser et à stimuler le débat sur les tendances, les questions émergentes et les implications potentielles (CE, 2021), ainsi qu’à soutenir la réflexion future des décideurs politiques et des praticiens et à inspirer des politiques à long terme. La prospective sur la coopération culturelle en Europe et au-delà implique de s’interroger sur les principales pratiques qui ont contribué à construire un écosystème culturel européen au fil des ans. Mais quels sont les moyens de soutenir un tel écosystème ? Même dans le peu de temps consacré à poser des questions fondamentales, nous pourrions porter notre attention sur la culture très commune de la mise en réseau. Ici, nous pouvons rencontrer comme protagonistes ce que les professionnels de la culture ont décrit à juste titre comme des “entités uniques et insaisissables” : les réseaux transnationaux.

En raison de l’ambiguïté inhérente à leur définition, l’identification de ces structures au sein du secteur culturel continue de poser problème. Qu’elles soient appelées “réseaux culturels” (CAE 2016), réseaux transnationaux dans le secteur culturel et créatif (ci-après SCC) ou “réseaux européens d’organisations culturelles et créatives” (EACEA 2023), leur catégorisation précise reste floue et sujette à interprétations. Bien qu’ils soient largement mis en œuvre dans le secteur culturel, les débats universitaires et politiques ont rarement abouti à des solutions permettant de clarifier les objectifs des réseaux et de discerner leurs implications. Le défi consiste donc toujours à comprendre la raison d’être des réseaux et leurs implications.

Comme l’indique Kooperativa, “le réseau pratique un système horizontal unique de prise de décision fondé sur la responsabilité et la confiance, qui a eu un impact sur différents domaines de collaboration, d’échange, de renforcement des capacités et de soutien mutuel” (Kooperativa 2022, 25) dans le domaine de l’art et de la culture. D’un point de vue historique, les réseaux transnationaux sont apparus à la fin des années 1980 pour garantir la coopération culturelle transfrontalière et se sont ensuite développés dans le cadre institutionnel de l’Union européenne, devenant ainsi étroitement associés à l’évolution participative de l’élaboration des politiques.

En adoptant une perspective à la fois ascendante et descendante, on peut affirmer que, d’une part, les réseaux ont été façonnés par les rassemblements informels de professionnels de la culture à travers l’Europe et que, d’autre part, ces outils souples ont été liés à la stratégie de Lisbonne (Commission européenne, 2000), qui visait à “orienter l’européanisation vers un modèle de société apprenante” (Bruno et al. 2006, 523) et à jeter les bases d’un principe de participation directe aux processus d’élaboration des politiques (Livre blanc sur la Gouvernance européenne, Commission européenne, 2001). Une telle lecture reconnaît certainement l’origine enchevêtrée des réseaux et clarifie leur nature hybride entre le système politique de l’UE et un secteur culturel fragmenté composé de professionnels de la culture.

La controverse sur leur origine, la variété des intérêts en jeu et la complexité de leurs objectifs empêchent encore l’univocité de leur définition. Cet essai vise à éclairer cet aspect et les fonctions évolutives des réseaux, dans le but d’enrichir le discours sur les réseaux et leur signification. Il part du principe qu’une meilleure compréhension de la progression des réseaux transnationaux – considérés non seulement comme un instrument de politique technique, mais aussi dans leurs aspects culturels, politiques et empiriques – pourrait fournir des orientations plus efficaces aux décideurs politiques, aux professionnels de la culture et aux coordinateurs de réseaux pour des perspectives orientées vers l’avenir. Voyons maintenant les différentes manières de regarder le passé des réseaux opérant dans les SCC.

Trois vagues de réseaux transnationaux dans les SCC

À la fin des années 1980, des professionnels du secteur culturel partageant des valeurs communes liées aux arts du spectacle, aux musées et au patrimoine ont commencé à se réunir spontanément dans toute l’Europe pour discuter de manière informelle de leurs pratiques culturelles. Au fil des ans, ces réunions se sont transformées en structures semi-formelles caractérisées par des organes décisionnels, des modes de communication interne et externe et des mécanismes de gouvernance spécifiques. Au cours de ce processus, la complexité des réseaux a évolué avec une mission, une vision, des objectifs et des stratégies mieux définis, tout en poursuivant les objectifs culturels et sociétaux plus larges de la SCC.

L’analyse de documents, la recherche d’archives et l’observation empirique permettent de discerner l’évolution des réseaux transnationaux en trois phases principales, chacune marquée par des fonctions distinctes et des stratégies évolutives au sein des réseaux. Pour visualiser ces trois phases différentes, trois images générées par #Midjourney Bot¹ servent ici de base au débat.

Première vague – l’émergence des RTs

Les réseaux sont apparus à la fin des années 1980 lors de réunions informelles de professionnels de la culture à travers l’Europe. Ces rencontres ont servi de ponts culturels entre les pays de l’Est et de l’Ouest en réponse au rideau de fer, assurant de plus en plus une coopération culturelle transfrontalière structurelle au fil du temps. L’échange de pratiques, la mise à jour des informations et l’amélioration de la visibilité du secteur ont été fondamentaux pour des réseaux tels que l’Association européenne des festivals, ENCATC, EUROPANOSTRA et NEMO, qui ont été parmi les premiers à recueillir les préoccupations du secteur et à les défendre au niveau européen. Cette première phase correspond à la formation des réseaux, tels que nous les connaissons aujourd’hui, et elle a été caractérisée par des liens ascendants entre les professionnels de la culture à travers les pays et les décideurs politiques. La mise en réseau, la connexion d’espaces physiques et d’institutions culturelles à travers l’Europe ont permis la construction d’un écosystème culturel pensé comme une coopération consolidée entre les professionnels de la culture.

Deuxième vague – mise en réseau ou réseaux politiques ?

Une deuxième phase s’est développée en réponse au premier plan stratégique pour la culture, l’Agenda pour la culture 2007, et plus spécifiquement au plan de travail pour la culture 2007-2013 (Commission européenne, 2006). Les priorités politiques visant à “améliorer les conditions de mobilité des artistes, promouvoir l’accès à la culture, développer les données sur le secteur, maximiser le potentiel des industries culturelles et créatives et promouvoir et mettre en œuvre la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles” (Commission européenne, 2007) ont largement contribué à soutenir la croissance des réseaux d’un point de vue plus structurel. Au cours de cette phase, les réseaux ont reçu des fonds pour mettre en place leur bureau exécutif avec un personnel ad hoc afin de mener des activités pour le secteur et de plaider dans l’arène politique. La structuration de ces réseaux a nécessité de nouvelles compétences en matière de gestion, de communication et de connaissances politiques pour mettre en place le bureau exécutif du réseau : un organe représentatif et politique chargé d’équilibrer les divers intérêts en jeu entre les membres et l’élaboration des politiques. Au cours de cette période, la fonction première de mise en réseau des professionnels s’est transformée en un paysage plus complexe composé d’une gamme variée d’activités de réseau. Cette phase est caractérisée par un mélange d’influences descendantes et ascendantes dans lesquelles les réseaux sectoriels tels que la Convention européenne du théâtre, l’IETM et TRANSEUROPEHALLES ont réussi à se formaliser, en partie grâce au soutien du programme de financement de l’UE, ils ont développé leur réactivité à la politique et ont établi leur légitimité à la fois au sein du secteur et au-delà.

Troisième vague – une renaissance du réseau

La troisième phase s’aligne sur le programme Creative Europe, au cours duquel les réseaux ont été soutenus principalement pour développer un large éventail de projets et d’activités. Dans le cadre du programme Creative Europe, vingt-trois réseaux culturels ont reçu des subventions pour la période 2014-2017 et vingt-huit pour la période 2017-2021. Ces structures ont été classées selon leur fonction – c’est-à-dire l’éducation et la formation, la recherche et la politique (EACEA, 2014) et le secteur représenté, à savoir : musique, patrimoine culturel et musées, théâtre-danse-cirque, architecture et design, et pluridisciplinaire (EACEA, 2017). Définis comme des organisations composées de membres qui rassemblent des acteurs culturels “qui contribuent à renforcer la compétitivité et la diversité des secteurs culturels et créatifs européens” (EACEA 2021), les réseaux ont également contribué à fusionner les paradigmes de l’innovation et de la participation, à adopter de nouvelles valeurs dans la production culturelle et à atteindre de nouveaux publics.

En outre, pendant la pandémie de COVID-19, les réseaux ont joué le rôle de fournisseur d’informations, de défenseur et de centre de référence pour le secteur, en s’affranchissant des caractéristiques fondamentales des réseaux politiques, telles qu’elles sont connues dans d’autres secteurs politiques. Au cours de cette période, ces structures ont joué un rôle fondamental en reliant le secteur au niveau politique et se sont efforcées d’accompagner leurs membres vers une transformation numérique.

En 2021, trente-sept réseaux ont été financés dans le cadre de l’appel CREA-CULT-2021-NET (EACEA) pour la période 2021-2027. Bon nombre des nouveaux réseaux sont conçus comme un outil pour l’innovation culturelle et “pour promouvoir des cadres équitables, inclusifs et diversifiés soutenant les artistes et les professionnels de la culture et de la création” (EACEA 2022). Cette dernière phase a mis l’accent sur la dimension intersectorielle des réseaux, à la fois en termes de secteur et de valeurs représentées, dans la poursuite de la diffusion de “valeurs plus larges d’indépendance, de diversité, de pluralisme, d’écologie, de citoyenneté, d’inclusion et d’égalité” (Reset Network, 2023). Le nombre croissant de réseaux soutenus par les subventions culturelles de l’UE et la diversité de leurs missions témoignent de la reconnaissance, d’un point de vue politique, du rôle central des réseaux dans le développement de la politique culturelle européenne.

Où en sommes-nous, 30 ans plus tard ?

Cet essai commence par reconnaître qu’il est difficile de définir précisément les réseaux et souligne que l’imprécision de leur définition continue d’entraver la compréhension des aspirations des réseaux. Cette ambiguïté a des répercussions sur la délimitation claire des influences des réseaux à différents niveaux, y compris les politiques culturelles, les membres et le secteur culturel au sens large. Par conséquent, les méthodes d’évaluation de ces pratiques sont également limitées.

L’aperçu historique des réseaux culturels proposé ici rafraîchit le débat actuel sur la culture en réseau et sert à déclencher des réactions et à inspirer des politiques à long terme en mettant en lumière des questions prospectives soutenues par le développement récent de la politique culturelle. De ce point de vue, on peut dire que les réseaux ont été des outils fondamentaux pour consolider la coopération transfrontalière, assurer un échange continu de pratiques, développer les infrastructures des secteurs culturels et donner une voix au domaine indépendant. En outre, un nombre croissant de réseaux ont reçu un soutien de la part des programmes de financement de l’UE au fil du temps, ce qui montre l’importance des réseaux dans la sphère politique. En bref, ces structures ont joué un rôle fondamental dans la mise en place d’une gouvernance culturelle à plusieurs niveaux, mêlant des dynamiques ascendantes et descendantes.

Mais la mise en réseau n’a pas seulement joué un rôle clé dans l’évolution des divers écosystèmes culturels et créatifs, elle a également contribué à l’évolution des valeurs, des cadres et de la gouvernance institutionnelle de l’UE, de manière plus générale. Même si ce dernier aspect ainsi que l’interférence des réseaux sur les systèmes culturels locaux restent encore largement inexplorés, cela nous laisse avec des questions sans réponse telles que la collision de la coopération transnationale sur l’orientation des valeurs locales et les besoins de subsistance.

Ainsi, même si les pratiques de mise en réseau se sont consolidées au cours des 30 dernières années et que les professionnels du secteur sont très au fait de ces pratiques, il est observable que l’examen des réseaux et de leurs implications socioculturelles d’un point de vue analytique reste encore un défi aujourd’hui. Pour combler cette lacune, deux solutions sont proposées ici : premièrement, combiner une approche sensible aux politiques publiques avec des sources de politique culturelle (voir Belfiore 2021) lors de l’examen de l’évolution des réseaux dans l’arrangement de gouvernance de l’UE, deuxièmement, appliquer une approche de l’économie culturelle basée sur les valeurs (Klamer 2016) lors de l’évaluation des réseaux et de leurs impacts. En fait, l’adoption d’une approche fondée sur les valeurs (Klamer 2016 ; Dekker, Morea 2023) permet d’analyser le lien entre les pratiques sociales, les communautés et les valeurs qu’elles réalisent. L’adoption de ces approches permet de décrire la manière dont les réseaux transnationaux ont contribué à façonner la valeur sociétale de la culture, ainsi qu’un tournant participatif dans l’organisation de la politique culturelle à plusieurs niveaux. En conclusion, une relance du débat sur le sujet nous permettrait d’examiner les réseaux d’un point de vue qui va au-delà de l’interaction des dynamiques descendantes et ascendantes, pour comprendre les réseaux comme une activité sociale dans laquelle les valeurs sont co-créées par un engagement significatif. Cela permettrait de mieux comprendre leur rôle actuel dans la gouvernance culturelle à plusieurs niveaux et nous donnerait l’occasion de nous plonger dans leur potentiel (encore) inexploré.

Références


Télécharger cette analyse