Je suis curieux de nature. La diversité me fascine. Le génie de la créativité humaine aussi. Je trouve un plaisir inépuisable à faire l’expérience de l’infinie diversité des expressions culturelles qui font la richesse du patrimoine de l’humanité. Je me rallie sans réserve à l’article premier de la Déclaration universelle de l’UNESCO pour la diversité culturelle adoptée en 2001¹ : « (…) la diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire qu’est la biodiversité dans l’ordre du vivant ». Je suis bien d’accord.

Ce patrimoine commun est à l’évidence menacé. Selon l’Unesco, il y aurait 2511 langues en péril parmi les quelque 7000 langues vivantes de la planète. De 50 à 90 % de ces langues en péril auront disparu avant la fin du 21e siècle. Autant de façons uniques de concevoir et d’exprimer la condition humaine.

La Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles adoptée à l’UNESCO en 2005 se veut un antidote à la mondialisation du commerce international, en réaffirmant le droit souverain des États d’adopter des politiques et des mesures en soutien aux arts et à la culture. Les négociations de l’Accord multilatéral sur le commerce (GATT), si elles avaient été concluantes, risquaient d’obliger les signataires à renoncer aux mesures de soutien à leurs industries audiovisuelles et musicales, considérées comme protectionnistes. Devant la difficulté d’obtenir de telles concessions dans les accords multilatéraux, les États-Unis les ont incluses dans nombre d’accords de commerce bilatéraux, avec la Corée du Sud, le Chili et le Maroc notamment.

Force est de constater que la menace de la libéralisation du commerce ne fait plus débat. La dernière ronde de négociation du GATT, l’Uruguay Round, s’est conclue en 1994, il y a près de trois décennies. Amorcée en juillet 2013, les négociations entre l’Europe et les États-Unis du TAFTA (Transatlantic Free Trade Agreement, également sous le nom de TTIP – Transatlantic Trade and Investment Partnership – ou PTCI en France – Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement), n’ont pas beaucoup progressé depuis leur début en 2013.

À l’UNESCO, les organes de la Convention ont traité d’autres enjeux pressants pour la protection et la promotion de la diversité culturelle : la liberté d’expression et de création, la diversité dans les médias, la mise en œuvre de la Convention dans l’environnement numérique, la condition de l’artiste, la mobilité des créateurs et des professionnels de la culture. Sous l’impulsion de la Commission allemande pour l’UNESCO², un groupe d’experts internationaux amorce ces jours-ci la rédaction d’une charte sur le commerce culturel équitable (« Fair Culture Charter »), ce qui devrait raviver le débat sur l’accès préférentiel des pays du Sud aux marchés du Nord, inscrit dans la Convention de 2005 à l’article 16 – Traitement préférentiel pour les pays en développement : Les pays développés facilitent les échanges culturels avec les pays en développement en accordant, au moyen de cadres institutionnels et juridiques appropriés, un traitement préférentiel à leurs artistes et autres professionnels et praticiens de la culture, ainsi qu’à leurs biens et services culturels. Cet ajout au texte de la Convention vers la toute fin des négociations aura permis de rallier les pays du Sud, mais l’engagement pris par les pays du Nord ne s’est toutefois peu ou pas matérialisé jusqu’à ce jour.

La coopération internationale autour de ces questions est primordiale. Tout comme cet autre débat fondamental sur la mise en œuvre de la Convention dans l’environnement numérique, à l’heure où les politiques et mesures des États sont mal adaptées à la régulation des grandes multinationales du Web.

Sans vouloir minimiser l’importance de ces travaux, il m’apparaît que d’autres facteurs dont on parle peu devraient également être pris en considération si l’on veut protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles. Voici mes réflexions au retour d’un récent séjour de 4 semaines en Corée du Sud et en Indonésie.

La Corée du Sud étant un pays développé économiquement et technologiquement, c’est surtout son homogénéité culturelle qui frappe. L’immigration n’y est pas visible, sauf à Séoul, métropole de près de 10 millions d’habitants. La croissance démographique exerce de fortes pressions sur le développement urbain. Le pays compte 52 millions d’habitants sur un territoire trois fois plus grand que la Belgique, mais dont la surface habitable est comparable puisque le relief est montagneux à 70 %. Dans la Ville universitaire et de haute technologie de Gwangju, berceau du mouvement démocratique, ville hôte de la plus importante biennale d’arts contemporains du continent et siège du Centre culturel d’Asie (Asia Cultural Center) qui promeut les échanges culturels et artistiques en Asie-Pacifique, j’ai vu, du haut de l’Observatoire du parc Sajik, les nouvelles grandes tours à logement semblables les unes aux autres aux limites de la ville, au pied des montagnes et des aires protégées. J’ai eu cette vision d’un jour pas si lointain où la pression serait forte pour densifier les anciens quartiers centraux. J’y ai vu là une grande menace pour la diversité des expressions culturelles – pour les commerces de la Rue des Arts, pour les marchés traditionnels, pour les artistes et artisans à la recherche de logements et d’ateliers de création et de services accessibles. Cette progression inévitable des infrastructures modernes apporte son lot de bienfaits – revitalisation, mise à niveau, affluence pour les commerces – mais au prix fort de l’isolement social et de l’arrêt brutal d’une mixité favorisant la diversité. Le mouvement inexorable de migration intérieure (55 % de la population mondiale est aujourd’hui regroupée dans les villes) mérite toute notre attention. La façon par laquelle les Coréens, très sensibilisés à la préservation du patrimoine matériel, immatériel et naturel, vont résoudre ces difficultés, est d’un grand intérêt me semble-t-il.

En Indonésie, j’ai (encore) et surtout été frappé par l’homogénéisation provoquée par la vaste adhésion des populations à l’Islam (et l’affirmation des populations qui pratiquent les autres religions reconnues par l’État – Christianisme, Bouddhisme, Hindouisme, Animisme). En apparence du moins, les expressions traditionnelles et régionales font place à une identité collective qui reflète, à mon avis, la fierté nationale du progrès et de la stabilité dans une région du monde où la culture est souvent à l’origine de profondes divisions. Ce mouvement est apparent par le choix vestimentaire (ce qui ne n’empêche pas que l’Indonésie soit très en avant quant à la parité des genres). La pression sociale est forte. Les responsables des grands médias, rencontrés dans les ateliers sur la diversité dans les médias que j’y donne pour l’UNESCO, craignent la réprimande des netizens – les citoyens du Net, ces personnes utilisant le réseau Internet et la technologie numérique régulièrement et de manière contributive³. Les instances de régulation des médias veillent à la diffusion de programmes conformes aux valeurs de l’Islam durant le Ramadan. Les représentations de marionnettes par jeu d’ombres et de lumières wayang kulit, de tradition hindouiste, ont été la cible d’attaques par les populations dans la région centre de l’île de Java.

La question n’est pas de savoir si et comment interrompre le choix de religion, mais d’en limiter les excès et les effets négatifs pour la diversité ou la liberté de création. Parmi les mesures prises par l’État indonésien, chaque 2 octobre les citoyens sont encouragés à porter le batik, ce vêtement traditionnel reconnu patrimoine mondial de l’humanité en 2009, un 2 octobre et un vendredi cette année-là. Les employés de bureau sont nombreux à le faire chaque vendredi comme expression de fierté nationale, et en soutien aux 18 000 petites entreprises de Batik inscrites auprès du ministère de l’Industrie, mais aussi comme expression de leurs identités ethniques et régionales. Le vendredi étant jour de congé pour la prière à la mosquée, ils sont nombreux à porter leurs plus beaux vêtements.

Je suis bien conscient que le sujet des religions ou du développement urbain, dont je ne me prétends absolument pas être l’expert, sont éminemment complexes. L’isolement relatif des conventions de l’UNESCO les unes par rapport aux autres – sur le patrimoine matériel de 1972, sur le patrimoine immatériel de 2003, et sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de 2005 – fait en sorte que ces sujets ne sont jamais discutés avec une vue d’ensemble qui pourrait également inclure d’autres facteurs d’homogénéisation culturelle comme l’éducation ou l’imposition d’une seule langue nationale. Pour être juste, il faudrait que nous puissions en discuter à la fois sous l’angle d’en limiter les effets nocifs mais aussi d’en accroître les bienfaits. En adoptant la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, la communauté internationale a reconnu d’une même voix qu’il y avait péril en la demeure et qu’il fallait agir sans plus attendre. Elle a créé un espace de coopération et de mise en commun de pratiques exemplaires. Une banque d’experts se déploie sur le terrain dans le cadre de projets d’assistance technique aux États du Sud signataires de la Convention. Ces travaux n’en sont qu’à leur tout début. Plus le champ d’étude et d’observation s’ouvrira aux réalités autres que celles des pays développés, dont les codes culturels peuvent à priori nous échapper, plus nous aurons une compréhension nuancée, respectueuse et universelle des dynamiques qui influent sur le développement durable de la diversité de nos expressions culturelles et de nos sociétés.

Notes

1 Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle.

2 https://www.unesco.de/en/culture-and-nature/cultural-diversity/cultural-diversity-worldwide/fair-culture

3 https://fr.wikipedia.org/wiki/Netizen#:~:text=Ce%20mot%2C%20forg%C3%A9%20par%20analogie,r%C3%A9guli%C3%A8rement%20et%20de%20mani%C3%A8re%20contributive.


Télécharger cette analyse