Introduction
Le secteur culturel occidental, et plus particulièrement le secteur belge francophone, est friand de produits et services culturels et créatifs étrangers. La présence de productions étrangères est une chose habituelle dans le programme de n’importe quel centre culturel, théâtre ou espace de danse. Cependant, les conditions de production derrière chaque œuvre présentée dans nos lieux culturels sont différentes, qu’il s’agisse de créations d’autres pays tels que la France, la Suisse, les États-Unis, ou de pays du Sud. Cette analyse tente d’éclairer de manière critique les conditions de production en Afrique afin de mieux cerner les contours et de porter un regard sur les métiers culturels de ce continent dont les productions sont « consommées » en Belgique sans que le public ne sache réellement quelles sont les conditions de travail, la protection (ou non-protection) des travailleurs de la culture et des auteurs qui en sont à l’origine. Cette analyse participe d’une prise de conscience de ce que nous pourrions appeler une consommation consciente des produits culturels, de la même manière que, à la faveur d’une prise de conscience de plus en plus large d’une consommation « équitable et raisonnée ».
Des compétitions aux spectacles de danse, en passant par les émissions télévisées et les clips vidéo, le terme de chorégraphe est fréquemment utilisé par divers acteurs, qu’ils soient amateurs, professionnels ou néophytes. Mais seulement a-t-on une idée claire et précise de ce que renferme cette notion dont l’usage est devenu presque banal ? Cette interrogation pourrait s’ouvrir au champ plus global de la création et il ne serait pas aisé d’y apporter une réponse de manière péremptoire.
Toutefois, l’objet de mon propos n’est pas de discuter de bout en bout du métier de chorégraphe ou plus globalement de créateur, bien qu’il soit tentant de le faire tant l’évocation d’un tel sujet convoque un ensemble complexe de compréhensions, d’exigences et d’actions. Ce qui m’intéresse, avant tout, c’est de questionner les modalités d’accession au statut de créateur en Afrique, sa finalité en tant que discipline et les conditions sociales de son épanouissement. Pour ce faire, je choisis de m’appuyer sur les réflexions portées par des acteurs de premier plan du champ chorégraphique comme points d’ancrage pour une meilleure compréhension de la question de chorégraphe, tout en l’ouvrant à celle plus large de créateur en Afrique.
Comment devenir chorégraphe en Afrique ?
La question prend tout son sens lorsque l’on prend en considération le fait que, dans de nombreux pays africains, les acteurs de la danse et, de manière plus générale, de la création, ne bénéficient pas d’un cadre légal clairement défini pour régir leur statut. Pour bien appréhender le sujet, il convient de passer en revue, avec Mahamadé Savadogo, les différentes formes d’accession au statut de créateur. Dans sa Théorie de la création, il évoque tour à tour l’apprentissage d’un genre, l’admission par les pairs, l’adhésion d’un public et la consécration éternelle comme des paliers successifs à franchir pour accéder au sacro-saint graal qu’est le statut de créateur. Les témoignages poignants de quelques figures chorégraphiques africaines¹, ainsi que les paroles fortes de chorégraphes européens, permettent de vérifier et de valider cette théorie.
À n’en point douter, la formation permet de comprendre les rouages d’un métier que l’on envisage d’embrasser. Sous nos tropiques, passée la période des ballets nationaux, des maisons des jeunes et de la culture, des centres culturels français devenus instituts français, des stages de perfectionnement en Europe et enfin de l’expérience éphémère de Mudra Afrique², l’on assiste, depuis le tournant des années 2000, à un foisonnement d’offres éducatives dans le domaine de la danse. Qu’elle soit académique ou non-formelle, triennale, trimensuelle ou in situ, certifiante ou diplômante, cette offre formative permet de mettre sur le marché de la création des jeunes artistes, portés par l’envie de témoigner de leur temps par leur acte créatif. Mais cela suffit-il pour s’arroger le titre de chorégraphe ou, si vous voulez, de créateur ? En tous les cas, les professionnels du domaine créatif s’accordent à dire qu’une expérience pratique de l’apprenant auprès d’un maître s’avère nécessaire.
C’est ce que nous confirme Salia Sanou³ : « Je suis convaincu que lorsque l’on collabore étroitement avec des chorégraphes, qu’ils soient célèbres ou non, l’accumulation d’expérience nous permet d’acquérir les compétences nécessaires pour nous aventurer à créer notre propre chorégraphie, pour tenter notre propre expérience dans ce domaine. » Il est rejoint dans cette conviction par Marion Baë : « Je me souviens d’avoir répondu un jour à un journaliste qui m’interrogeait sur mon parcours – je suis devenu chorégraphe parce que je suis spectateur de chorégraphies⁴. »
Pour Bienvenue Bazié⁵, le statut de créateur s’acquiert par un rite de passage devant se solder par la création d’une œuvre propre à soi. « À quel moment peut-on se considérer comme un chorégraphe ? », s’interroge-t-il avant de poursuivre : « À mon sens, c’est en passant à l’acte de création que l’on devient chorégraphe, car on n’adopte pas ce titre par proclamation. » C’est là un avis partagé par Laurent Pichaud : « Pour moi c’est donc le passage à l’acte lors de ma première pièce qui aura fait office d’acte de naissance, de diffusion⁶. »
Tout en s’interrogeant sur son métier, Salia Sanou accorde également une place prépondérante au regard de l’autre pour accéder au statut de créateur : « Je me suis toujours interrogé sur cette question. Le titre de chorégraphe, est-ce que l’on se l’attribue soi-même, ou est-ce que ce sont les autres qui nous le confèrent ? Personnellement, je tends à penser que ce sont plutôt les autres qui devraient dire : un tel est un chorégraphe. »
Chorégraphier c’est relater un cri
Une fois le statut de créateur acquis, quel rôle le chorégraphe est-il appelé à jouer ? Quelle est la destination de son œuvre ?
Dans son ouvrage Création et changement, Mahamadé Savadogo y répond sans ambages : « Une œuvre qui se veut grande ne saurait se contenter d’amuser ou de faire rêver les hommes. Non pas parce que l’amusement et le rêve n’ont pas leur place dans la société mais précisément parce qu’ils constituent encore des privilèges rares, des loisirs exceptionnellement accordés au grand nombre. »
Pour Seydou Boro⁷, il doit se profiler derrière l’entreprise de la création le besoin de communiquer avec l’autre : « Je crois que c’est la nécessité de relater un cri qui nous pousse à donner rendez-vous à un public. Cet impératif doit traverser le chorégraphe, et doit être bien plus important que le simple fait de paraître ou d’être présent sur scène. »
Olivier Tarpaga⁸, pour sa part, s’intéresse à l’impact que peut avoir le chorégraphe sur le tissu social : « La plupart des chorégraphes que je connais autour de nous ici sont des artistes engagés et ressentent une réelle responsabilité envers leur société. Leur engagement les pousse à faire la différence et à impulser le changement à travers leur création ». Toutefois, cette assertion est à nuancer car, même si la créativité favorise explicitement ou implicitement la poursuite du changement social, l’activation de son pouvoir subversif ne peut se faire que dans sa rencontre hypothétique avec un mouvement social effectif⁹.
Chorégraphe, un métier en construction ?
L’analyse de la question sous un angle juridique met en évidence la fragilité du statut social des créateurs, en particulier des chorégraphes, en Afrique. La pandémie de Covid-19 nous a rappelé à quel point les créateurs étaient vulnérables en raison de l’absence du statut de l’artiste dans de nombreux pays du continent. Même lorsque ce statut existe, comme au Burkina Faso, il est souvent dépourvu de mesures d’accompagnement telles que la protection sociale, l’assurance maladie, l’assurance chômage, etc. En termes de propriété intellectuelle, si le taux de recouvrement des droits patrimoniaux des créateurs doit encore s’améliorer dans la majorité des pays africains, la situation est davantage précaire pour les artistes chorégraphiques.
La méconnaissance du métier de danseur et de chorégraphe pourrait fournir une explication à cet état de fait, comme en témoigne une anecdote de 1996, toujours d’actualité, rapportée par Sarah Andrieu : « Aéroport international de Ouagadougou (Burkina Faso). Xavier Lot, chorégraphe français venu travailler avec des danseurs burkinabè, tend la fiche d’information d’usage au douanier. En face de la case ‘‘profession’’, il a écrit ‘‘danseur’’. À la lecture du papier, le douanier éclate de rire et lui répond : ‘‘Danseur ! Moi aussi, je suis danseur ! Tout le monde ici est danseur¹⁰’’.
De plus, le manque de reconnaissance de la profession pourrait également être nourri par la confusion entretenue par certains acteurs, en particulier ceux issus des milieux de la danse urbaine, qui travaillent sous la houlette d’artistes chanteurs. Il n’est pas rare d’entendre certains d’entre eux proclamer fièrement : « Un tel est mon artiste ! ». Ce qui suggère, en tout cas en filigrane, qu’ils ne portent pas eux-mêmes la casquette de créateur.
Enfin, cette perception ne prendrait-elle pas racine dans la nature spécifique de la discipline, comme le suggère la chorégraphe française Mathilde Monnier, dans la mesure où celle-ci ne cherche pas à mettre en avant la starification de ses acteurs ? « Cette profession n’a pas l’aura sacrée du créateur, qu’on retrouve dans d’autres arts. (…) Le chorégraphe crée souvent avec d’autres et redevient à l’occasion interprète. Il n’y a pas de relation hiérarchique marquée avec les danseurs¹¹. », affirme-t-elle.
Conclusion
Au terme de cette réflexion, il est évident que la notion de chorégraphe ne diffère pas fondamentalement au-delà des frontières du continent africain. On constate une uniformité dans les démarches pour obtenir le statut de créateur. Les distinctions qui pourraient éventuellement émerger se situent dans le fragile ancrage social des chorégraphes africains et dans la faible protection juridique de leur profession, matérialisée par l’absence du statut de l’artiste dans bon nombre de pays.
Les diverses initiatives de regroupement corporatif, marquées par la création récente d’associations et de fédérations aux niveaux national et continental, méritent d’être encouragées¹². Cependant, cet engagement doit aller plus loin et se traduire par des actions concrètes visant à ancrer durablement la profession au même titre que les autres disciplines artistiques. Organiser la profession constitue une gageure à laquelle l’ensemble des acteurs du domaine chorégraphique est tenu de répondre.
Notes
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En témoignent les parcours et les contributions de chorégraphes tels que Salia Sanou, Seydou Boro, Bienvenue Bazié, Olivier Tarpaga, entre autres.
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Annie Bourdié, « ‘‘Moderniser’’ la danse en Afrique. Les enjeux politiques du centre Mudra à Dakar », Recherches en danse [En ligne], 4 | 2015, mis en ligne le 15 novembre 2015, consulté le 22 mars 2022. URL : https://journals.openedition.org/danse/784
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Salia Sanou, Afrique, danse contemporaine, Paris, Éditions Cercle d’Art et Centre national de la danse, 2008.
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Marion Baë, entretien avec l’auteur, Ouagadougou, août 2020.
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Bienvenue Bazié, entretien avec l’auteur, Ouagadougou, août 2020.
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Laurent Pichaud, entretien avec l’auteur, Ouagadougou, août 2020.
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Seydou Boro, entretien avec l’auteur, Ouagadougou, août 2020.
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Olivier Tarpaga, entretien avec l’auteur, Ouagadougou, août 2020.
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Mahamadé Sawadogo, Création et changement, L’Harmattan, Collection Ouverture Philosophique, Paris, 2017.
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Sarah Andrieu, « Artistes en mouvement », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 25 | 2012, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 02 mai 2019. URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2096
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Marie Soyeux, « Profession chorégraphe », La Croix, 20 juin 2016. URL : https://www.la-croix.com/Culture/Profession-choregraphe-2016-06-20-1200769901
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François Bouda, « Conflit intergénérationnel ou étroitesse du marché de la danse en Afrique ? », Africultures, mis en ligne le 2 novembre 2015. URL : https://africultures.com/conflit-intergenerationnel-ou-etroitesse-du-marche-de-la-danse-en-afrique-13402/
Bibliographie
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Mahamadé Savadogo, Théorie de la création : Philosophie et créativité, L’Harmattan, Collection Ouverture Philosophique, Paris, 2016.
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Mahamadé Sawadogo, Création et changement, L’Harmattan, Collection Ouverture Philosophique, Paris, 2017.
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Salia Sanou, Afrique, danse contemporaine, Paris, Éditions Cercle d’Art et Centre national de la danse, 2008.
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Annie Bourdié, « ‘‘Moderniser’’ la danse en Afrique. Les enjeux politiques du centre Mudra à Dakar », Recherches en danse [En ligne], 4 | 2015, mis en ligne le 15 novembre 2015, consulté le 22 mars 2022. URL : https://journals.openedition.org/danse/784
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Annie Bourdié, « Art chorégraphique contemporain d’Afrique, enjeux d’une reconnaissance », Marges, no. 16 (2013), mis en ligne le 15 mars 2014. URL : https://journals.openedition.org/marges/178
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Sarah Andrieu, « Artistes en mouvement », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 25 | 2012, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 02 mai 2019. URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2096
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François Bouda, « Conflit intergénérationnel ou étroitesse du marché de la danse en Afrique ? », Africultures, mis en ligne le 2 novembre 2015. URL : https://africultures.com/conflit-intergenerationnel-ou-etroitesse-du-marche-de-la-danse-en-afrique-13402/
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François Bouda, « Danse contemporaine au Burkina Faso : entre perte de vitesse et renaissance », Africultures, mis en ligne le 13 septembre 2013. URL : https://africultures.com/danse-contemporaine-au-burkina-faso-entre-perte-de-vitesse-et-renaissance-11693/
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Unesco, Recommandation de 1980 relative à la condition de l’artiste. URL : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000042251_fre
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Association Sentiers, « Relation Interprète/Chorégraphe », Les cahiers de Sentiers N° 1 / 2006.
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Marie Soyeux, « Profession chorégraphe », La Croix, 20 juin 2016. URL : https://www.la-croix.com/Culture/Profession-choregraphe-2016-06-20-1200769901