Introduction
L’industrie du jeu vidéo continue de se diversifier et de se transformer, portée par des technologies émergentes comme la réalité virtuelle et augmentée. Les modes de narration deviennent de plus en plus élaborés, et on observe une reconnaissance croissante du jeu vidéo comme forme d’art et de culture à part entière. Depuis des décennies, le secteur du jeu vidéo offre désormais des perspectives marketing uniques : les marques qui comprennent et intègrent la culture du gaming peuvent créer des expériences interactives originales, toucher des audiences jeunes et technophiles, et développer des campagnes qui dépassent les formats publicitaires traditionnels. Les exemples de Yves Saint Laurent Beauty en collaboration avec la « streameuse » Maghla sur Minecraft, ou d’Universal Pictures avec le « streamer » Ponce pour la promotion de Super Mario Bros au Centre Pompidou de Paris démontrent ces nouvelles stratégies de communication innovantes et hautement engageantes¹. Un élément remarquable souligné par les institutions européennes concerne la diversité démographique des utilisateurs : plus de 70 % des jeunes européens entre 6 et 24 ans sont des utilisateurs de jeux vidéo, en imposant une réflexion sur le bien-être des enfants et des jeunes adultes dans les politiques du secteur².
Au-delà du divertissement
Dans le paysage culturel contemporain, les jeux vidéo émergent donc comme un medium transformateur, dépassant largement leur perception initiale de simple divertissement, où le serious gaming représente un phénomène culturel novateur qui redéfinit les contours de l’engagement citoyen, de l’apprentissage et de la communication dans l’espace public international et, en particulier, européen. L’émergence du serious gaming s’inscrit, en effet, dans une dynamique profonde de démocratisation culturelle : en permettant un accès plus inclusif et interactif au savoir, ces dispositifs numériques renouvellent les modalités traditionnelles de transmission des connaissances et d’engagement. À la croisée du divertissement et de l’éducation, le serious gaming dépasse les frontières du jeu traditionnel pour devenir un puissant vecteur de transmission culturelle, et pour sa capacité à intégrer des objectifs pédagogiques, sociaux et stratégiques profondément ancrés. Cette nouvelle forme d’interaction numérique permet de transformer des contenus complexes, qu’ils soient académiques, professionnels ou institutionnels, en expériences immersives et participatives, dont le langage universel est capable de réduire les barrières traditionnelles de l’apprentissage et de faciliter la compréhension de problématiques hautement sophistiquées, en déconstruisant certains stéréotypes et en questionnant les récits dominants. Les jeux vidéo jouent un rôle actif dans la transmission culturelle : ils reproduisent, réinterprètent ou créent des récits culturels complexes. Par exemple, des jeux comme le célèbre The Last of Us mettent en scène des thématiques contemporaines dans des contextes post-apocalyptiques, contribuant ainsi à forger des références partagées par des communautés globales. Contrairement à d’autres médias, les jeux permettent une reproduction contrôlée et répétée des actions, ancrées dans des récits culturels contextualisés. Par exemple, l’utilisation de simulateurs ou de plateformes comme Unity³ favorise non seulement l’apprentissage, mais aussi la création de contenus culturels par les utilisateurs eux-mêmes, démocratisant ainsi l’accès à la production culturelle.
Quelques études récentes, dont The Cultural Impact of Video Games⁴, démontrent que certains jeux favorisent une réflexion sur des idéologies sous-jacentes, notamment à travers leurs mécaniques de jeu et leur narration, en identifiant également la capacité des jeux à diffuser des idéologies dominantes, tout en offrant une plateforme pour explorer des perspectives alternatives, comme les récits de minorités culturelles ou historiques. Par exemple, Rights Hero promeut les droits humains et la lutte contre les discriminations⁵ et illustrent ainsi comment les « jeux sérieux » peuvent générer de nouvelles formes de communication culturelle et sociale, incontournables piliers de la stratégie politique européenne⁶. Entre interdisciplinarité et innovation, les programmes éducatifs ne se limitent plus à l’apprentissage technique. Dans le domaine de la formation professionnelle, les serious games permettent de simuler des scénarios complexes, d’entraîner des personnels à la gestion de crises et de développer des compétences stratégiques dans un environnement sécurisé et contrôlé. L’éducation civique bénéficie également de ces innovations, avec des plateformes qui permettent de comprendre les mécanismes législatifs européens, de simuler des processus de gouvernance et de créer des espaces de débat interactif.
Un échantillon riche en perspectives est offert par l’exemple suédois, où l’industrie du jeu représente un des axes stratégiques majeurs pour de nombreuses universités et écoles⁷. L’Institut de Technologie de Blekinge (BTH) propose par exemple des formations qui allient technologie et créativité ; ou, encore, l’Université de Skövde propose huit programmes de licence et quatre programmes de niveau avancé, couvrant des domaines aussi variés que la programmation, le design, l’écriture de jeux, le son et la musique. D’autres universités, comme la Stockholm University, développent des partenariats étroits avec l’industrie du jeu vidéo, en offrant notamment un programme qui permet aux étudiants de réaliser des stages et des projets en collaboration directe avec des entreprises et organisations, assurant ainsi une transition professionnelle optimale.
Un aspect remarquable de ces formations est leur approche interdisciplinaire : provenant de différents programmes, les étudiants travaillent souvent ensemble pour développer des jeux dans le cadre même de leur cursus. De véritables écoles de formation professionnelle comme Futuregames ou The Game Assembly ou encore Ädelfors Folkhögskola ont même développé des programmes adaptés aux personnes ayant des besoins spécifiques ou des différences neurodéveloppementales, démontrant l’engagement du secteur vers une plus grande inclusivité.
Une nouvelle frontière de la démocratisation culturelle européenne
Les institutions européennes perçoivent progressivement ce potentiel transformateur. Des organismes comme Europol, l’Agence Européenne de Défense ou la Commission Européenne explorent désormais ces nouvelles modalités de formation, de sensibilisation et de dialogue interculturel, en développant une vision stratégique autour du serious gaming, considéré non plus comme un simple outil technologique, mais comme un véritable instrument de médiation culturelle. Les objectifs sont multiples : faciliter la formation professionnelle, promouvoir la compréhension des mécanismes démocratiques, et favoriser le dialogue entre citoyens de différents contextes nationaux, où les serious games deviennent des espaces de simulation où les complexités géopolitiques, administratives et sociétales peuvent être expérimentées de manière immersive et pédagogique.
Le secteur présente une particularité structurelle importante : 80 % des 4 600 entreprises existantes emploient moins de dix personnes. Cette réalité souligne l’importance de préserver l’indépendance et la durabilité de l’industrie européenne des jeux vidéo face à une concurrence internationale intense et croissante. Selon les récentes conclusions du Conseil de l’Union européenne du 24 novembre 2023, ce secteur représente désormais un enjeu culturel et économique majeur, reconnu pour son potentiel de création et de transmission de contenus et de valeurs culturelles. Les données officielles sont éloquentes : le marché mondial des jeux vidéo a atteint 179 milliards d’euros de revenus en 2022, avec une croissance annuelle de 5,4 %. Le marché européen, estimé à 23,48 milliards d’euros, joue un rôle clé dans tous les stades de développement, de la conception à la distribution.
Cela pose des questions sur la compétitivité du secteur, dont les institutions européennes identifient plusieurs axes de développement stratégiques, tels que : l’amélioration des données et statistiques sectorielles, le partage des meilleures pratiques de soutien public, la promotion de la diversité linguistique et culturelle, la protection des utilisateurs, notamment des jeunes, le développement de compétences et d’initiatives éducatives. Il est crucial de maintenir un soutien financier européen à la recherche dans ce domaine, de développer des standards de qualité rigoureux et de promouvoir l’intégration de ces outils dans les cursus éducatifs et professionnels. La Commission européenne envisage même l’élaboration d’une stratégie européenne spécifique pour le jeu vidéo, qui tiendrait compte des défis de l’industrie et de ses consommateurs, tout en promouvant les valeurs et la diversité européennes.
Malgré ces perspectives prometteuses, le serious gaming soulève également des interrogations légitimes. La principale critique concerne le risque de simplification excessive de problématiques complexes : comment donc traduire des enjeux sociétaux multidimensionnels sans les réduire à des mécanismes trop simplistes ? Une autre limite potentielle réside dans les possibles biais technologiques. L’accès aux serious games suppose une familiarité numérique qui pourrait exclure certains publics, notamment les populations les plus éloignées ou marginalisées des technologies numériques. Les coûts de développement représentent également un défi significatif, nécessitant des investissements conséquents. Par ailleurs, la communauté scientifique et les décideurs européens développent des stratégies de réponse, où l’approche interdisciplinaire devient cruciale, associant ergonomes, pédagogues, développeurs et chercheurs en sciences sociales.
Le serious gaming représente plus qu’une simple tendance technologique : c’est un paradigme émergent, dont le potentiel réside dans sa capacité à transformer l’engagement, l’apprentissage et la participation citoyenne, en créant des espaces de dialogue et de compréhension mutuelle. Les perspectives de recherche futures devront explorer l’impact cognitif à long terme de ces dispositifs, tout en développant des méthodes d’évaluation innovantes et qui considèrent la compréhension de leurs dimensions interculturelles.
Notes
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Melissa Simoni, Les jeux vidéo affirment leur place dans la culture mondiale, in Forbes France, 23 mai 2023.
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Rapport A9 0244/2022 au 13.10.2022 sur le sport électronique et les jeux vidéo 2022/2027INI, Proposition de résolution au Parlement européen, point G. Au point 1 de Jeux vidéo et sport électronique: défis, possibilités et stratégies européennes: «invite la Commission et le Conseil à reconnaître la valeur de l’écosystème des jeux vidéo en tant que secteur de la culture et de la création majeur présentant un fort potentiel de croissance et d’innovation; appelle de ses vœux l’élaboration d’une stratégie européenne cohérente et à long terme en matière de jeux vidéo, qui devrait bénéficier à tous les acteurs concernés de manière équitable et appropriée, tout en tenant compte du sport électronique et de la dépendance actuelle à l’égard des importations et en s’appuyant sur les stratégies nationales existantes afin de soutenir les acteurs et les jeunes pousses de l’Union dans ces secteurs».
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Cerezo-Pizarro, M., Revuelta-Domínguez, F.-I., Guerra-Antequera, J., & MeloSánchez, J., The Cultural Impact of Video Games: A Systematic Review of the Literature, in Education Sciences, 13 (11), 2023, 1116, pp. 1-21. On cite également les ouvrages: Aarseth, Espen. Jagged Worlds: On the Boundaries of Serious Game Analysis, in Digital Creativity, vol. 28, no. 2, 2017, pp. 122-134. Mélina Panagos, Le serious gaming, un outil de gouvernance contributive et participative du bienêtre et de la santé : Le cas du game design des jeux vidéo chez les 14-17 ans, une réalité contrastée. Sciences de l’information et de la communication. Université Côte d’Azur, 2020. https://theses.hal.science/tel-02897873v1/file/2020COAZ2001.pdf. Bogost, Ian, Persuasive Games: The Expressive Power of Videogames, MIT Press, 2010. Djaouti, Damien, Serious Game Design : Considérations théoriques et techniques, Hermès Lavoisier, Paris, 2016. Eck, Richard Van, Digital Game-Based Learning: It’s Not Just the Digital Natives Who Are Restless EDUCAUSE Review, vol. 42, n. 2, 2007, https://er.educause.edu/articles/2006/3/digital-gamebased-learning-its-not-just-the-digital-natives-who-are-restless.
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Voir le document suivant https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-15901-2023-INIT/en/pdf, en particulier au point 8: «The great potential of video games in promoting positive cultural and social changes the strong potential of video games in fighting all kind of discrimination and hate, and the deep potential of video games in representing the diversity and plurality on our societies, of women and of other underrepresented groups in the video games sector, progresses and efforts in this field should be continued and encouraged».
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Report Swedish Game Industry 2024, en particulier le chapitre sur le Game development education aux pp. 54-59. https://static1.squarespace.com/static/5a61edb7a803bb7a65252b2d/t/673ee4024331601dcf627662/1732174863549/GameDeveloperIndex-2024_WEB.pdf