Comme on l’a vu dans mon texte précédent, le passeport culturel offert aux jeunes Italiens, Français, Espagnols, Allemands et Québécois (prochainement) permet d’abaisser la principale barrière à l’entrée de la pratique culturelle : le prix. Une tarification modulée de l’offre culturelle est probablement la mesure de soutien de l’offre la plus utilisée, aussi bien par les gouvernements que par les opérateurs culturels et les artistes eux-mêmes (par exemple en rendant toute leur production accessible gratuitement en ligne, en espérant qu’une notoriété grandissante leur permettra de la monétiser ultérieurement). Voici un échantillon très partiel des mesures les plus répandues.
Depuis 2018, les Québécois peuvent entrer gratuitement dans les musées le premier dimanche de chaque mois. Le ministère de la Culture et des Communications du Québec compense les institutions pour les baisses de revenu encourues à la billetterie, les coûts supplémentaires en ressources humaines, ainsi que certains coûts pour l’organisation d’activités. Les musées doivent adhérer à la mesure et celle-ci, pour être efficace, doit faire l’objet d’un effort promotionnel récurrent sinon elle ne sera pas remarquée. Les Nuits européennes des musées et les Journées des musées montréalais sont deux autres exemples de gratuité, qui en plus bénéficient d’un effort promotionnel important. La périodicité annuelle, et le battage publicitaire qui l’accompagne, devrait contribuer à développer de nouveaux publics mais également à les fidéliser (un défi pour les arts et la culture confrontés à la volatilité des budgets discrétionnaires, à une suroffre et aux changements de goûts et de modes). Des offres comparables ont été développées par les salles de cinéma, proposant des tarifs réduits à 5 euros (11 euros en temps normal) durant la Fête du cinéma (depuis 1985) et le Printemps du cinéma (depuis 2000), idée reprise durant la Journée nationale du cinéma depuis 2022 aux États-Unis et au Canada (billet 4 $ comparé à 15 $ en moyenne en temps normal). En Espagne, la séance du mardi pour les personnes de 65 ans et plus est à 2 euros.
La modulation du prix du billet est une autre variante. La mesure ton âge = ton prix du Théâtre Jean Duceppe, une des six salles de spectacle du complexe de la Place des Arts de Montréal, située au cœur du Quartier des spectacles, offre aux jeunes âgés entre 18 et 35 ans l’achat d’un ou deux billets au prix correspondant à leur âge grâce à une commandite d’Hydro-Québec (celle-ci correspondant à une aide gouvernementale puisque les profits annuels de la Société d’État sont une source importante de revenus pour le budget de la province). Les abonnés de saison ont le droit d’inviter gratuitement un·e ado (12 à 17 ans) à venir voir une pièce avec eux parmi les cinq que comprend leur abonnement. Un autre théâtre montréalais, le Prospero, offre un libre choix quant au prix du billet, peu importe l’âge et sans exiger de justification. Ceux et celles qui ont les moyens de se procurer un billet au prix réel ou solidaire (plus cher) permettent à d’autres de bénéficier d’un tarif accessible.
On ne le réalise pas toujours, mais le prix des billets peut aussi inclure des taxes de vente et autres contributions reversées au soutien de l’offre. Le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) en France, tout comme son équivalent coréen le COFIC (Conseil du film coréen), tirent une part de leurs revenus d’une redevance sur chaque billet d’entrée (les succès du cinéma étranger contribuant ainsi à renforcer la production nationale). Durant la COVID, afin de stimuler le retour en salles, le gouvernement de Corée a suspendu temporairement le versement au fonds de développement du cinéma par les chaînes de cinémas multiplexes d’une redevance de 3 % des revenus bruts de la billetterie (totalisant plus de 40 millions de dollars américains annuellement). En République tchèque, durant la COVID, le parlement avait appliqué une réduction temporaire du taux de TVA de 15 % à 10 % sur les billets de spectacle et événements sportifs (le taux régulier étant de 21 %). À partir du 1er janvier 2024, les livres imprimés et numériques bénéficieront d’un taux nul (une directive de l’Union européenne adoptée en 2022 les y autorisant¹), les magazines d’un taux réduit à 12 % tandis que le taux de 21 % s’appliquera aux services rendus par les artistes, les auteurs et les journaux².
Tous les pays de l’Union européenne appliquent ce taux zéro ou au taux réduit aux livres papiers, sauf le Danemark, ce qui contribue bien évidemment à soutenir l’industrie, en même temps qu’il leur accorde un statut de première nécessité. En l’appliquant également aux livres numériques, et à l’audiolivre, la connaissance devient accessible à un plus large public : nouveaux arrivants en apprentissage d’une deuxième langue, personnes en situation de handicap, avec déficit d’attention, dyslexique, etc. Comme on le voit, le défi de l’accessibilité n’est pas que financier, et heureusement la technologie apporte des solutions. La narration des audiolivres par l’intelligence artificielle devrait encore contribuer à en réduire le coût de production (tout en faisant craindre pour l’emploi des comédiens qui y prêtent leur voix).
L’accessibilité est aussi une question de mobilité, de la capacité ou de l’incapacité à se rendre sur les lieux de l’activité culturelle. Durant la Nuit blanche qui chaque année clôture le festival d’hiver Montréal en lumières, les transports en commun restent exceptionnellement ouverts toute la nuit afin de donner la chance aux familles et aux fêtards de jouir pleinement de la programmation gratuite (visites des principaux musées, spectacles d’humour, improvisation, poésie, cinéma, expériences immersives et arts du cirque). Les écoles qui sollicitent l’aide du programme La culture à l’école du ministère de l’Éducation du Québec peuvent demander un financement pour les dépenses associées à la prestation artistique in situ, soit pour le coût du transport et du prix d’entrée.
La construction sur l’ensemble d’un territoire d’un réseau de maisons de la culture, de Centres de lecture et d’animation culturelle (CLAC), de bibliothèques publiques… résulte d’une telle politique d’accessibilité pour l’ensemble de la population. Force est de constater cependant que les dépenses en béton s’accompagnent rarement d’un investissement de même niveau dans le personnel, les coûts de fonctionnement et de programmation. Force est de constater également que de tels équipements sont rarement aménagés dans un souci d’accessibilité aux personnes à mobilité réduite (le coût d’un réaménagement ultérieur, après construction, s’avérant souvent hors de prix). Outre le handicap physique et apparent, une grande diversité de handicaps visibles et non visibles³ sont à considérer (par exemple, en offrant une représentation théâtrale ou de l’orchestre décontractée durant laquelle le bruit et le mouvement des spectateurs n’est pas restreint ou encore réservant certains sièges adaptés aux personnes en surpoids). Bref, il faut adopter une vision large et inclusive des mesures d’accessibilité.
Conclusion
Dans ce troisième texte sur les mesures de soutien à la demande, j’aborde ici un de mes sujets préférés. D’abord, parce qu’il est vaste, mal compris et rarement discuté. Ensuite, parce que tout reste à faire. Une grande diversité d’incitatifs sont mis à l’essai ou déployés, mais, à ma connaissance, sans véritable analyse de leur impact à court, moyen et long terme sur les pratiques culturelles. Par exemple, rien ne nous permet de dire avec assurance que les effets du passeport culturel sont durables. Comment faire en sorte qu’ils le deviennent ? Peut-on concevoir des suites pour consolider les acquis ? J’ose croire qu’une meilleure compréhension des politiques et mesures de soutien de la demande aidera à résoudre la principale difficulté à laquelle la culture se trouve confrontée dans nombre de pays émergents : l’absence d’un marché formalisé (l’activité culturelle se déroulant majoritairement dans l’économie informelle). J’ose également espérer qu’une meilleure compréhension des motifs qui amènent les individus à adopter des pratiques culturelles actives permettra de résoudre une autre grande difficulté pour les arts et la culture, particulièrement dans les économies développées : cette attente de la gratuité (ou d’une valeur perçue qui tend à avantager les artistes de renom et les productions culturelles étrangères).
Notes et références
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E.U. Reduces, and in Some Cases Eliminates, VAT on Books, Publishers Weekly, 7 avril 2022. https://www.publishersweekly.com/pw/by-topic/international/international-book-news/article/88952-eu-reduces-and-in-some-cases-eliminates-vat-on-books.html
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Czech Republic: Change In VAT Rates In 2024, asd Group, 12 juin 2023. https://www.asd-int.com/en/czech-republic-change-in-vat-rates-in-2024/
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« 85 % des handicaps sont invisibles, les héros méconnus du monde du travail », francetvinfo, 21 novembre 2023