Dans la série américaine Boston Justice, avant d’accepter un dossier, les avocats se demandaient à combien pourrait se chiffrer la réclamation à en juger par les moyens financiers de la partie adverse. Règle générale, ils refusaient de prendre le risque de poursuivre une partie adverse peu solvable sauf pour des dossiers leur permettant de s’illustrer en faisant progresser le droit par une nouvelle jurisprudence.

Les grandes multinationales du Web connues sous l’acronyme de GAFAM — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft — ont les poches profondes. Elles pratiquent l’optimisation fiscale et dégagent des profits en croissance forte leur permettant d’étendre leur position dominante. Elles sont la cible des industries culturelles et des médias dont les sources de financement ­ aides publiques, revenus publicitaires, droits d’auteur – stagnent ou déclinent depuis des années face à cette concurrence redoutablement efficace et insaisissable, étant délocalisée et dématérialisée. C’est carrément leur modèle d’affaires qui fout le camp. L’écosystème est à revoir de bout en bout, avec en plus de nouveaux enjeux de politique publique que personne n’avait ni vu venir, ni prévoir l’ampleur et les effets, et pour lesquels ni les États ni les plateformes elles-mêmes semblent avoir de réponses définitives : désinformation, piratage, discours haineux, cyberintimidation, protection des données personnelles, etc.

Les GAFAM disposent d’un pouvoir d’investissement en recherche et développement que peu d’entreprises peuvent égaler. Et celles qui réussissent sont rapidement acquises. L’entreprise multinationale Google accapare 90 % des requêtes sur les moteurs de recherche et une part du marché publicitaire numérique mondial estimée à près de 30 % en 2021, soit 150 milliards de dollars américains. En un peu plus de 20 ans d’existence, elle a fait l’acquisition de 240 entreprises et 161 investissements. Le portrait est comparable pour les autres GAFAM¹. Leur capitalisation boursière est en forte croissance depuis le début d’année 2023 face à la perspective de juteux rendements à venir de l’intelligence artificielle.

Pas étonnant que la mise en œuvre de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles dans l’environnement numérique pointe dans la direction des GAFAM, sans jamais les nommer. En octobre 2022, l’UNESCO convoquait à Mexico la conférence Mondiacult, 40 ans après la tenue d’une première conférence du même nom à l’origine du mouvement qui a mené à l’adoption de la Déclaration sur la diversité culturelle en 2001, puis de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles en 2005. Dans la Déclaration finale de la conférence Mondiacult édition 2022, à laquelle 150 États ont assisté (dont 135 au plus haut niveau par leur ministre de la Culture), la communauté internationale a pris nombre d’engagements, dont ceux-ci qui concernent la régulation des plateformes :
« (…) en améliorant la réglementation des plateformes numériques et en les engageant dans un dialogue participatif ; et nous appelons l’UNESCO à accompagner les États membres en vue de tirer le plein potentiel de la transformation numérique dans le secteur culturel, en s’appuyant sur les Directives opérationnelles de 2017 sur la mise en œuvre de la Convention dans l’environnement numérique (…) »².

Ce texte de compromis est révélateur de la réponse de la communauté internationale face à ces défis colossaux. D’une part, l’engagement à améliorer la réglementation des plateformes numériques est de fait assez peu contraignant, d’autant qu’une très grande majorité d’États n’ont adopté aucune mesure ou tardent à le faire³. Règle générale, ceux qui l’ont fait, au Nord comme au Sud, ont imposé une taxation sur les transactions en ligne comparable à celles de l’ancienne économie. Cette charge est supportée par le consommateur et n’affecte en rien les profits des GAFAM. Seules une poignée de gouvernements, principalement en Europe, mais aussi en Australie et au Canada, ont adopté des mesures destinées à renforcer la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, par une contribution au financement de la production audiovisuelle nationale ou au financement de la presse.

La deuxième partie de la phrase « (…) en les engageant dans un dialogue participatif (…) » est encore plus éclairante. Il s’agit à toute fin utile d’un aveu d’échec de toute régulation coercitive par une autorité de régulation indépendante nationale, suivant le modèle établi dans grand nombre de pays développés et en développement. Cette approche unilatérale se bute à un accès limité aux données et aux algorithmes propriétaires permettant de monitorer le respect des obligations réglementaires. Il faut s’en remettre à la bonne foi des GAFAM. Cette approche unilatérale conduit également à des recours juridiques longs, coûteux et à l’issue incertaine. Les États hésitent à s’engager sur la voie de la confrontation, s’ils veulent demeurer candidat aux investissements des GAFAM.

La corégulation et l’autorégulation sont les seules approches susceptibles de bénéficier à l’ensemble de la communauté internationale. Les entreprises du Web voudront déployer au niveau international les mêmes dispositions que celles négociées avec un gouvernement (surtout lorsqu’il s’agit de l’Union européenne). Sans surprise, c’est l’approche que privilégient les GAFAM. Les exemples sont multiples :

  • Adhésion à des codes de conduite d’application volontaire (de l’Union européenne sur la désinformation ; du Royaume-Uni sur le déclassement des sites pirates dans les résultats de recherche).

  • Participation à un regroupement s’étant donné comme mission d’édicter des règles communes (comme le groupe de travail tripartite initié par le Canada visant l’adoption d’un texte international sur la diversité des contenus en ligne⁴ et le AI Media Standards Group récemment créé⁵).

  • Versement des aides financières avant d’y être contraintes (pensons aux initiatives en faveur de la presse de Google, le News Equity Fund et Google News Initiative, ainsi que celle de Meta, le Meta Journalism Project).

  • Discussion en amont de projets de réglementation (comme ces récents échanges entre la Commission européenne et Silicon Valley sur la régulation de l’IA⁶).

En acceptant ce modèle de corégulation, les GAFAM acceptent du même coup de se soumettre à une obligation de rapports de conformité et, éventuellement, à des audits. Ces déclarations volontaires sont loin de faire l’unanimité, car par moyen bien évidemment d’en vérifier l’authenticité. Les audits se font derrière des portes closes, évitant ainsi le regard indépendant de la communauté scientifique, de la société civile ou de vérificateurs indépendants dont la seule affiliation serait à leur ordre professionnel.

Conclusion

La communauté internationale se trouve bien démunie face à ces défis sans précédents qui ont pour effet d’affaiblir la souveraineté des États en matière de régulation des contenus culturels et d’information. Aucun des agences des Nations unies ne dispose d’un mandat clair en ce domaine. L’UNESCO a beau soulever le débat et favoriser l’échange de bonnes pratiques entre États membres, elles ne disposent ni de l’autorité ni des compétences pour engager un dialogue d’égal à égal avec les GAFAM. Les évolutions technologiques progressent plus rapidement que toute réglementation. Et avec l’avènement de l’intelligence artificielle, dont l’industrie se presse d’en monétiser les développements, cette perte de contrôle des contenus diffusés et accessibles sur le Web risque encore de s’accélérer.

Notes

¹ La maison mère de Facebook, la compagnie Meta, en a acheté un peu moins d’une centaine (94) en date de février 2022, soit un nombre à peu près équivalent à Amazon (97 entreprises et 97 investissements en date d’avril 2023) et Apple (107 acquisitions et 12 investissements en date de juillet 2022). Pour Microsoft, c’est 202 acquisitions et 132 investissements.

² Déclaration finale, Conférence mondiale de l’UNESCO sur les politiques culturelles et le développement durable – MONDIACULT 2022 (28-30 septembre 2022, Mexico), p. 7

³ En mai 2022, la Commission a renvoyé cinq États membres — la République tchèque, l’Irlande, la Roumanie, la Slovaquie et l’Espagne — devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour avoir manqué à l’obligation de transposer la directive dans leur droit national avant la date butoir de septembre 2022.

https://www.canada.ca/fr/patrimoine-canadien/services/diversite-contenus-ere-numerique.html
⁵ Meta, Microsoft Join AI Media Standards Group, DigitalNewsDaily, 15 juin 2023
⁶ Zuckerberg, Altman Offer Support for EU Regulation of AI, Bloomberg, 23 juin 2023


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