La transition vers un modèle de développement durable représente un défi fondamental pour les industries culturelles et créatives contemporaines. Au-delà des considérations environnementales « classiques », cette transformation implique une reconfiguration complexe des paradigmes de création, de production et de diffusion culturelle à large échelle. En effet, la durabilité culturelle ne peut se réduire à une simple dimension environnementale : elle constitue un processus holistique de réinvention, intégrant des enjeux écologiques, économiques, sociaux et artistiques, en préservant simultanément leur créativité et s’adaptant aux impératifs de la transition écologique dictés par les Objectifs de Développement Durable² et le cadre européen du Green Deal. Ce dernier, par exemple, structure ces initiatives, proposant une vision stratégique globale à l’horizon 2030-2050. L’Union Européenne développe des standards de reporting de durabilité (ESRS³) qui, bien que principalement destinés aux grandes entreprises, impactent indirectement l’ensemble de l’écosystème économique, y compris les PME culturelles.
Dans un contexte global de mutation environnementale, les secteurs touristique et culturel se trouvent à la croisée des enjeux écologiques et sociétaux. Longtemps perçus comme des domaines périphériques à la transition écologique, ces secteurs démontrent aujourd’hui leur capacité à devenir des acteurs majeurs du changement durable. La première dimension de cette transformation réside dans la reconfiguration des modèles économiques ; les industries culturelles traditionnelles reposaient sur une logique de production linéaire, consommatrice de ressources et moins préoccupée de son impact environnemental. L’enjeu social de cette transformation est tout aussi crucial : la durabilité culturelle implique une démocratisation effective des processus de création. Il ne s’agit plus seulement de produire de la culture, mais de permettre une participation élargie, de valoriser des savoirs pluriels et des expressions artistiques marginalisées.
Le cas de Bruxelles et le processus de « labélisation »
À Bruxelles, on observe l’émergence de modèles économiques alternatifs, fondés sur la collaboration, le partage des ressources et l’économie circulaire. L’écosystème de la transition durable en région se caractérise par sa multiplicité d’approches et de dispositifs, dont les labels et les certifications constituent des outils stratégiques de cette transformation. Le label Entreprise Écodynamique de Bruxelles Environnement⁴, lancé en 1999 et révisé en 2018, offre un accompagnement gratuit aux structures désireuses de réduire leur impact environnemental. Ce dispositif couvre des aspects variés : de la gestion des déchets, à la réduction des emballages PMD, en passant par les stratégies de mobilité, et le monitoring environnemental global.
Dans le secteur culturel, ces démarches prennent des formes spécifiques : les arts vivants et les salles de spectacle, par exemple, développent des pratiques innovantes en collaboration avec des organisations comme Event Change qui, depuis 2022, organise le Forum annuel de la culture durable⁵. Au-delà des aspects environnementaux, les critères sociaux et de bonne gouvernance jouent également un rôle crucial, comme le démontre, parmi tant d’exemples, le Label Finance Solidaire⁶. L’agrément d’entreprise sociale, délivré par le SPF Économie, reconnaît des modèles innovants d’insertion professionnelle, et les dispositifs comme la carte Activa ou les aides à l’emploi promues par les CPAS (articles 60-61) offrent des cadres de valorisation des initiatives à impact social.
Les mécanismes de soutien sont toutefois multiples : les primes aux PME, qui seront réformées en 2024, offrent des aides à l’investissement, au développement de projets, et à la digitalisation. Des aides spécifiques existent pour les micro-entreprises, notamment dans le domaine du coworking et de la formation. Les avantages de ces démarches sont multiples. Certaines structures, comme celles soutenues par la plateforme de financement de l’audiovisuel Screen.Brussels bénéficient de points bonus dans l’attribution de subsides si « porteuses de label »⁷.
Les labels ne se limitent pas seulement à une logique de certification passive : des plateformes comme FIB Impact Scoring⁸ proposent des outils d’auto-évaluation, permettant aux structures culturelles de mesurer et d’améliorer continuellement leur performance durable. L’initiative Be Circular de la Région bruxelloise encourage spécifiquement les projets d’économie circulaire. Les musées, théâtres et centres culturels bruxellois, ainsi que les initiatives des opérateurs et acteurs culturels individuels, développent des stratégies innovantes de sobriété énergétique et de recyclage. Ces initiatives ne se limitent pas à une dimension technique, mais questionnent fondamentalement le rapport entre création artistique et responsabilité environnementale, où la scénographie devient un lieu d’expérimentation et de reconversion, transformation et réinvention des matériaux⁹.
Le label Green Key¹⁰ représente plus qu’un simple outil de certification : il constitue une véritable méthodologie de transformation institutionnelle. Couvrant 65 pays, ce dispositif se caractérise par une approche multicritères extrêmement rigoureuse, un référentiel comprenant 154 points d’attention, ainsi qu’une vision holistique de la durabilité. Les critères d’évaluation dépassent largement les seules considérations environnementales, intégrant la gestion énergétique, la responsabilité sociale, la communication et la sensibilisation, la préservation du patrimoine et l’implication des équipes.
L’exemple du Musée BelVUE¹¹ est particulièrement éloquent à cet égard : ayant satisfait 140 points sur 154, l’institution a démontré la viabilité d’une transition, certes complexe, mais compréhensive, la possibilité de concilier excellence culturelle et responsabilité environnementale, ainsi qu’une approche pragmatique et ambitieuse du développement durable. Cette mutation implique plus qu’un simple verdissement : elle constitue une refondation des pratiques, où durabilité, créativité et responsabilité sociale deviennent indissociables.
La transformation systémique illustrée par BelVUE à travers le label Green Key implique une remise en question des modèles traditionnels, l’intégration de la durabilité comme principe fondamental, et finalement une vision renouvelée de la responsabilité institutionnelle. Les axes de transformation du Musée BelVUE illustrent cette approche globale, avec une optimisation énergétique, une gestion responsable des ressources, des stratégies de médiation culturelle durables et l’intégration des enjeux écologiques dans la médiation muséale.
Cette démarche soulève néanmoins des défis significatifs, notamment des investissements initiaux conséquents, la nécessaire formation des équipes et un changement culturel profond. Cette transition n’est pas, non plus, sans soulever des questionnements critiques : le risque de récupération idéologique est permanent. Les contraintes économiques restent un frein majeur, où les surcoûts initiaux des transformations, la fragilité financière des structures culturelles et la résistance des modèles économiques traditionnels constituent autant d’obstacles à surmonter. Autrement, cette transformation ouvre des opportunités remarquables : innovation organisationnelle, réduction des coûts à long terme, valorisation de l’image institutionnelle et contribution aux objectifs climatiques globaux.
Comment éviter que la durabilité ne devienne un simple argument marketing, un nouveau vernis communicationnel servant à légitimer des pratiques inchangées ? La panoplie d’initiatives présentes à Bruxelles tentent de répondre à cette interrogation par une approche résolument critique et réflexive. Bruxelles émerge comme un laboratoire particulièrement significatif de cette réinvention, incarnant une approche novatrice qui dépasse les traditionnelles stratégies de développement culturel, et en interrogeant les modalités de transformation des pratiques culturelles dans un contexte de mutation écologique et sociale profonde.
L’harmonisation des dimensions européenne, UNESCO, régionale et des labellisations privées ou publiques dans le secteur des Industries Culturelles et Créatives représente un défi complexe à plusieurs niveaux. Pour favoriser la construction d’un écosystème qui valorise la diversité culturelle, tout en garantissant des standards de qualité, il est essentiel de développer des mécanismes de dialogue, des référentiels communs, et des dispositifs de reconnaissance mutuelle des labellisations. De plus, des financements flexibles et des investissements dans la recherche des écosystèmes culturels sont nécessaires pour élaborer des stratégies intégratives. Ce processus d’harmonisation doit être envisagé comme un dialogue continu, où chaque acteur apporte sa contribution à une vision stratégique commune, permettant ainsi de susciter un véritable changement, plutôt qu’une simple « requalification marketing » de la durabilité.
Il est essentiel de reconnaître et embrasser la diversité des acteurs impliqués, ainsi que leurs intérêts parfois divergents, visant à promouvoir la coopération transnationale. Ce processus d’harmonisation doit être perçu comme un dialogue continu, où chaque acteur contribue à une vision stratégique partagée, favorisant ainsi un véritable changement plutôt qu’une simple redéfinition marketing de la durabilité.
Bibliographie essentielle
Throsby, D., Culturally sustainable development: theoretical concept or practical policy instrument?, in The International Journal of Cultural Policy, 23(2), 2017, pp. 133-147.
Vivant, E, Creative Industries and Urban Regeneration, in Journal of Urban Affairs, 41(5), 2019, pp. 583-598.
Boutang, Y. M., La transition culturelle, La Découverte, Paris 2018.
Lazzarato, M., Les industries créatives et la gouvernance néolibérale, Éditions Amsterdam, Paris 2020.
Notes
1 Considérations en marge du Forum de la Culture Durable (organisé par Event Change, https://eventchange.be/) et de l’atelier Le secteur créatif en transition durable. Introduction aux labels d’exemplarité (hub.brussels, Bruxelles économie et emploi, Bruxelles environnement, Entreprise Ecodynamique).
2 https://www.unesco.org/en/sustainabledevelopment/culture
5 https://forumculturedurable.be/. La méthodologie développée par le Forum de la Culture Durable repose sur une approche hybride, combinant recherche-intervention, ethnographie des pratiques culturelles et analyse comparative. Cette démarche permet de dépasser les approches normatives pour construire des solutions contextualisées et adaptatives.
6 https://labelfinancesolidaire.be/
8 https://www.greenomy.io/nl/blog/launch-impact-scoring-platform. Parmi les différents outils d’auto-évaluation, il existe également la plateforme française SEEDS ARVIVA qui collecte des données pour mesurer une structure et son impact structurel et fonctionnel (production et programmation) https://seeds.arviva.org/authentication
9 On peut citer, par exemple, l’initiative de “Magazzino” https://magazzino.be/